La nuit commençait à tomber. Le grand roi, sur son destrier, retira ses troupes. Il les dirigeait comme un joueur d’échecs livre bataille, les lançant à l’assaut ou les rappelant, selon un plan longuement mûri que lui seul connaissait. Son armée était arrivée devant la capitale, la résistance était de plus en plus rude. Ils avaient trop pillé, trop violé, trop tué, le peuple désormais soutenait son tsar, tout incompétent qu’il soit, et rejetait ce prince arabe qui pourrait gouverner le pays et qui, pour l’instant, menait contre eux une guerre impitoyable. Les moujiks ne savaient pas se battre, mais ils le faisaient avec cœur et ils étaient innombrables. Le grand roi ne désespérait pas. Les bonnes volontés ne sont rien sans d’habiles généraux. Néanmoins, cela faisait deux mois que l’on se disputait pied à pied la capitale, les assiégés tenaient toujours et ses troupes commençaient à se lasser.
Il avait réuni ses principaux alliés, princes et seigneurs de différentes régions d’Arabie, ainsi que ses officiers, sous une immense tente rouge et brune, au milieu de son camp. Tout le monde était assis sur des coussins, des poufs ou à même le sol, sur une natte, selon son rang. Lui seul était juché sur un trône et dominait l’assemblée. On ne voyait que lui, sa barbe grise, son turban rehaussé d’un casque pointu, en or, sa cotte de mailles fines, son cimeterre posé sur ses genoux. Il était en costume de guerre et tous le respectaient ainsi, car on le savait prompt à participer au combat, même si, depuis longtemps, sa présence sur les champs de bataille était surtout symbolique.
Les officiers s’étaient regroupés pour demander à leur souverain de faire une pause. Ils avaient délégué pour parler à leur place le général le plus reconnu afin qu’on ne puisse lui reprocher d’être un lâche. Il se leva et, s’inclinant devant son suzerain, il fit sa requête.
– Cela fait maintenant six mois que nous bataillons, que nous avançons dans ce territoire immense. Depuis quelques jours, la fatigue se fait sentir, l’hiver commence à arriver. Il faut nous arrêter, consolider nos positions. Nous reprendrons les combats à l’arrivée du printemps.
Un murmure d’approbation, savamment orchestré, salua cette intervention. On craignait la colère du roi, mais ce fut le frère qui répliqua, outré. Sans demander la parole, comme à son habitude.
– Arrêter ? Alors que nous sommes si proches du but. Le tsar et sa cour sont assiégés, nous ne cessons d’avancer. Aucun renfort ne viendra à leur secours. Attendre le printemps, c’est courir le risque d’une levée de soldats, d’un enrôlement massif de moujiks et d’être pris entre deux feux. Un dernier effort et tout sera fini !
Son intervention agaça plus d’un. Il s’y voyait déjà ! Les autres étaient si las de cette guerre et de lui. Le général, devant le silence de son souverain et les aboiements du frère, allait s’emporter quand le sol se mit à vibrer. Dehors, on hurlait, on criait. Les Russes étaient-ils en train de tenter une sortie ? Il fallait rejoindre les hommes immédiatement, donner des ordres. Le tumulte se rapprochait si vite que les officiers restèrent interdits. Comment une armée pouvait-elle avancer aussi rapidement ?
La toile de la tente se déchira et un cavalier ennemi pénétra dans l’enceinte. À la grande stupeur de tous, il était seul – pour être précis, un loup et un faucon l’accompagnaient. C’était ainsi qu’il avait pu traverser le camp, surprenant chacun et entraînant derrière lui des soldats fous de colère dont on ne savait plus s’ils le pourchassaient ou si, au contraire, ils le suivaient. Les chefs n’eurent pas le temps de sortir leurs sabres que déjà les premières têtes tombaient. Sivka-Bourka frappait avec ses sabots, après s’être redressé de toute sa hauteur, Klad s’en donnait à cœur joie, le sang appelait le sang, l’ivresse accentuait sa soif. Ivan se déchaînait. Il virevoltait au milieu des vieux généraux et des princes, Loup s’en prenait aux jarrets ou aux gorges, renversant ses adversaires, tandis que Finist-Fier Faucon, plus subtil, cherchait les yeux. Remis de leur stupeur, les musulmans s’efforcèrent de les combattre, rejoints par une multitude de guerriers excédés qui s’engouffrèrent sous la tente. La confusion était telle que les Arabes se donnaient entre eux de violents coups d’estoc, parachevant le travail de leur agresseur. Avant qu’il ne puisse réagir et se défendre, le grand roi gisait au pied du trône. On hurlait, on se piétinait, on courait après Ivan ou son loup, le faucon était chose négligeable sauf pour les malheureux tailladés ou éborgnés par ses serres et son bec. Quand ils se ressaisirent, leurs agresseurs avaient disparu, la tente était en flamme, la fureur à son comble.
Il fallait se trouver un nouveau chef dont la première mission serait de venger le précédent. Le petit prince, vu ses liens de parenté et malgré le mépris qu’il inspirait, était tout désigné. On fouilla partout. En vain. Il n’était plus là ! Il avait compris que, plutôt que d’épouser trois princesses russes plus moches les unes que les autres, il ferait mieux de courtiser sa belle-sœur, une dame de fort belle prestance, désormais veuve, désormais à la tête d’un royaume puissant et respecté. Il avait quitté en toute hâte le camp pour rejoindre son pays. Son départ sonna l’hallali. Chacun réalisa que, pour une fois, ce dernier avait raison, qu’il était temps de rentrer, lourdement chargé de toutes les prises de guerre, vivre entre ses parents le reste de son âge[1]. Ce fut la fin de l’invasion.