– Mon garçon, tu me plais. C’est bien d’être fidèle à ses compagnons et je veux t’en récompenser. Ma proposition tient toujours. Tu seras donc mon gendre malgré tout. Dis-moi celle que tu préfères !
Le pauvre Ivan était incapable de trancher, il lui aurait fallu plus de temps pour faire connaissance avec chacune d’elles.
– Que Votre Majesté choisisse, elle-même, ma future épouse. J’ai déjà été bien présomptueux de lui opposer par deux fois un refus.
Le roi éclata de rire : ce moujik savait donc se faire humble et maîtrisait un peu les coutumes de la cour. Décidément, Ivan lui plaisait. Il ne pouvait cependant pas désigner, lui-même, l’heureuse élue : tout tsar qu’il était, il craignait la colère de celle qu’il allait obliger à vivre avec un simple paysan, sans parler de la mauvaise humeur de celles qu’il priverait du séduisant héros. Il se tourna, comme d’habitude, vers Bronia. Ce dernier sentit trois paires d’yeux le fixer assez méchamment et il prit peur. Il avait moins de moyens que son suzerain pour se protéger de la fureur de la ou des princesses déçues ! Devant le danger, il se résolut à prendre la parole, montrant alors que, s’il se taisait souvent, il avait encore quelque habileté à manier la langue.
– Difficile, Votre Majesté, de choisir entre ces trois vénus, plus belles les unes que les autres. Un sage y perdrait son latin. Laissons le sort en décider !
D’excitation, le tsar frappa des mains comme un jeune enfant devant un beau jouet. Il adorait le côté aléatoire de la solution. C’est lassant quand tout est pensé, pesé, réfléchi. La logique a ceci de détestable que l’on arrive toujours à la même conclusion, le hasard est plus amusant !
– Excellente idée ! Allons dehors, dit-il, reprenant son autorité naturelle.
Ils sortirent dans le jardin, on fit apporter un arc que l’on donna à Ivan.
– Tu vas tirer une flèche ; mes filles iront la chercher. Tu vas jurer d’épouser celle qui te la ramènera.
Les trois femmes firent la tête ; elles n’osèrent protester, mais elles étaient honteuses d’être obligées de courir, de fouiller les buissons pour se trouver un mari. Il était beau, certes, mais ce n’était qu’un paysan. Aussi quand la flèche tomba dans l’étang, refusèrent-elles, tout net, de patauger dedans. Leur père s’énerva.
– Allons, un effort ! Ivan pourrait être le futur tsar.
Puis il se décida à se montrer plus sévère.
– Je vous enfermerai dans un cachot jusqu’à ce que l’une d’entre vous me rapporte cette flèche !
Elles auraient pu faire remarquer que, prisonnières dans une cellule, elles ne pourraient fouiller la pièce d’eau, mais le roi était très en colère, et cela les motiva. Elles s’approchèrent de la mare avec dégoût. Elle était vraiment trop boueuse pour des pieds de princesses. Heureusement pour elles, une grenouille finit par sortir du bassin avec l’objet de leur convoitise entre ses pattes palmées. Le souverain dut reconnaître que son épreuve avait échoué et qu’il fallait procéder différemment.
– Coa, coa, grogna l’hôte de l’étang. Ivan a promis qu’il épouserait celle qui lui rapporterait la flèche. C’est avec moi qu’il doit se marier !
Parmi les courtisans, beaucoup furent surpris d’entendre un animal parler. Certains firent remarquer qu’elle s’exprimait dans un russe fort convenable, mais d’autres soulignèrent qu’il y avait beaucoup de co (u) acs dans son parler. Le roi, lui, fut offusqué qu’une bête osa ainsi protester à vive et intelligible voix. Il n’avait donc aucune décence ! Comme c’était néanmoins un brave homme, il toléra, car venant d’un batracien qui, somme toute, ne devait pas connaître l’étiquette, ce manque de respect et consentit à lui répondre.
– C’est absurde ! Il ne peut le faire avec une grenouille.
– Et pourquoi pas ? Un engagement est un engagement !
– Parce que, madame, cela ne concernait en rien les animaux.
– D’où sort cette clause ? Vous ne pouvez inventer une restriction parce que la fiancée ne vous sied pas !
– Mais, je peux tout. Je suis le tsar ! C’est moi qui décide de ce qui est juste ou pas.
– Coa, coa, votre Majesté a raison ! C’est elle qui édicte ce qui est bien ou mal. C’est elle qui fait les lois.
Le souverain sourit. La grenouille avait finalement cédé devant ses arguments comme l’ensemble de ses sujets. C’était la méconnaître, elle avait une âme d’avocate.
– Coa, coa, mais elle doit se soumettre ensuite à ces lois sous peine de remettre en cause sa clairvoyance. Si elle dit blanc le matin, noir le soir, comment peut-elle affirmer détenir la sagesse ? Décréter ce qui est juste ne vous autorise pas à ne pas en tenir compte par la suite !
Le roi en eut assez et décida de finir cet entretien avec un argument percutant. Il avança son pied.
Ivan intervint pour qu’il n’écrase pas le malheureux batracien.
– Elle a raison, je dois tenir ma promesse ! Je n’épouserai pas vos filles, je ne serai pas le gendre de Sa Majesté. Il faut croire que c’est mon destin. Veuillez seulement me pardonner.
Le tsar était un brave homme. Il admira la fidélité d’Ivan à sa parole, sa grandeur d’âme pour avoir défendu un animal. Pour le récompenser, il lui donna quelques terres, en fit un prince et l’invita à venir régulièrement au plais.
Les courtisans pouvaient pâlir de jalousie, certains, les plus hardis, remarquer à voix basse que le Moujik – c’était désormais le surnom d’Ivan – avait plus gagné en se rebiffant, en méprisant son seigneur, qu’en acceptant de vendre Sivka-Bourka, Ivan récupéra les domaines et le château d’un noble tombé en disgrâce. C’était une bâtisse de style gothique, très germanique, avec des tourelles surmontées de clochetons rouge et blanc, comme on en trouve parfois en Russie, signe de l’intérêt de ce peuple pour l’Europe. Le parc était grandiose, immense, avec un cours d’eau qui le traversait et des chemins qui le parcouraient.
Ivan prit possession de ses terres en organisant un pique-nique au bord de la rivière. Ce simple pique-nique se révéla une affaire compliquée, chacun étant si différent de l’autre. Il prépara un panier. Pour Vassilissa, il y avait quelques larves (elle compléterait elle-même en faisant son marché au bord de l’eau), pour Finist-Fier Faucon, une petite souris (vivante), pour Loup une patte de mouton dépecée et saignante et pour lui une salade faite de hareng et de cubes de betterave cuite. Seul le gâteau fit l’unanimité. Immangeable : trop sucré !
À la fin du repas, Finist-Fier Faucon annonça son départ, ainsi que celui de Loup-Féroce :
– Ivan, il va falloir nous quitter. Je t’avais fait une promesse, celui de te faire prince pour nous avoir épargné. Le contrat est rempli, nous pouvons nous dire adieu.
Ivan les approuva en hochant la tête. Ils avaient tous trois l’âme de vagabonds. Il pouvait certes glisser la grenouille dans sa poche, mais ayant troqué Sivka-Bourka contre un château et des terres, ses bottes étaient désormais trop lourdes pour aller de par le monde.
– Nous allons nous marier, Vassilissa et moi. Il y aura une grande fête, car je ne veux pas laisser croire que j’ai honte de mon choix et je désire que tous mes moujiks s’inclinent devant ma femme. Ils le feront avec plus d’entrain le ventre plein et la bouche pâteuse. Restez jusque-là, vous partirez ensuite.
[1]Joachim du Bellay, Les Regrets : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.