Quand il apprit la nouvelle, Ivan décida de participer à la défense de sa patrie et de rejoindre les forces russes. Loup-Féroce grogna.
– Tu es stupide, prince Ivan ! Le tsar est trop faible pour lutter contre ces envahisseurs, il sera tué. Son adversaire mettra alors son frère sur le trône, lui donnant pour femmes la boiteuse, la bigleuse et même la cadette, celle qui a ce truc répugnant, pour asseoir son autorité. Il sera le nouveau monarque et toi qui l’auras combattu, tu seras banni, considéré comme traître à ta patrie… si tu n’es pas mort. Rejoins le camp des vainqueurs, propose tes services. Ils seront ravis d’avoir des Russes à leur côté. Tu pourras devenir l’un des leurs et, quand vous aurez gagné, tu auras terres et richesses. Le peuple acclamera ceux qui l’auront libéré de l’ancien régime corrompu. Il vaut mieux être un héros de la Russie de demain qu’un de la Russie d’hier !
Ivan faillit s’étrangler en entendant prôner ainsi la trahison. Loup-Féroce était d’un cynisme ! Finist-Fier Faucon s’amusait de voir ses amis se disputer. Depuis le temps qu’ils vagabondaient ensemble, ils avaient appris à se connaître, à s’apprécier et il savait que tout cela n’entamerait en rien les liens qui les unissaient désormais. Avec le temps, il était devenu la tête pensante du trio. Il finit par intervenir. Il avait promis à Ivan de faire de lui un homme puissant, l’occasion était enfin arrivée.
– Allons, calmez-vous. Loup a raison, prince Ivan, tu n’as rien à espérer de l’entourage du tsar. Ont-ils seulement besoin de toi ? Il y a les réalistes qui ont été défaits dans une bataille précédente et qui, donc, proposent ou de fuir pour durer et vaincre l’ennemi quand une partie serait rentrée chez elle ou de chercher à faire la paix, quitte à livrer aux Arabes les trois donzelles et à faire de l’un d’eux notre futur roi. Quant aux autres, ceux qui rêvent encore d’une victoire rapide, qui vantent le courage des moujiks, ils se battent surtout pour être à la tête des troupes qui libéreront le pays. Ils sont égoïstes, trop imbus d’eux-mêmes, pour pouvoir former une véritable armée et s’opposer aux Arabes. Si tu les rejoins, prince Ivan, l’un d’eux acceptera, peut-être – ils manquent tellement de soldats –, qu’un paysan meure pour lui, rien de plus !
Finist-Fier Faucon avait eu l’occasion d’espionner les deux camps. Qui se méfie d’un oiseau ? Ivan était déçu. Il convenait que la classe au pouvoir était indigne du peuple russe, mais cela justifiait-il de combattre au côté des envahisseurs ? Le triomphe de Loup fut bref, car le rapace continua :
– Mais rallier les armées arabes n’offre guère plus de perspectives. Ils sont victorieux pour le moment. Pourtant, beaucoup murmurent. Ils mènent une guerre loin de chez eux, ils ont beaucoup pillé et ils sont repus. Leur souverain est un grand roi, habile, charismatique, mais personne n’aime son frère pour qui, de facto, ils se battent et qu’ils vont placer sur le trône après en avoir chassé le tsar. Celui-ci est orgueilleux, prétentieux et stupide. Si tu vas avec lui, prince Ivan, sans doute t’acceptera-t-il comme palefrenier, car, tout bête qu’il soit, c’est un amateur de chevaux et il saura apprécier Sivka-Bourka.
Ivan explosa. Ainsi Finist-Fier Faucon lui demandait de se tenir en dehors du conflit. Au moins, Loup-Féroce l’estimait assez pour qu’il combatte, même si c’était contre les siens. Il voulait tant montrer sa bravoure, son habileté, qu’il était bien un homme de guerre.
– C’est cela, ta conclusion ! Accepter de voir mon pays ravagé sans chercher à intervenir parce que moujik, je suis, moujik, je reste.
– Pas du tout, répondit le faucon vexé. Je te disais simplement qu’il était inutile de proposer tes services à l’un ou à l’autre des camps. Cela ne veut pas dire ne pas te battre.
L’oiseau, content de son petit effet, souriant devant le regard interloqué d’Ivan, poursuivit, après une courte pause :
– J’ai promis d’être ton ami et de me tenir à tes côtés jusqu’à ce que tu connaisses gloire et richesse. Il y a un moyen de t’imposer aux deux parties, c’est d’accomplir, SEUL, un exploit qui te rendra célèbre pendant plusieurs générations. Ce haut fait, je sais en quoi il consiste !
– Un haut fait ? dit le loup, intéressé à son tour.
– Seul ? reprit Ivan qui venait de réaliser que sa vie errante, ses journées à la dure, les escarmouches auxquelles il avait participé, Klad, la tueuse, Sivka-Bourka, le cheval à nul autre pareil, son amitié pour Loup et Finist-Fier Faucon, tout le préparait à cet instant, à ce « haut fait ».