Le tsar voulut récompenser celui qui avait tué son ennemi et renversé ainsi le cours de l’histoire. Il fit donc placarder de par la capitale un avis de recherche. Évidemment, il y eut de très nombreux candidats. On chassa les premiers, on donna le bâton aux suivants, les plus entreprenants reçurent le fouet. Finalement, il ne resta plus que deux prétendants sérieux. L’un était le prince Yélisseï, le second le comte Mikhaïlovitch. Ils avaient autant de quartiers de noblesse l’un et l’autre, impossible donc de les départager, de savoir qui affabulait, qui disait la vérité. Le tsar se tourna alors vers son conseiller Bronia. Celui-ci désigna… les montures des prétendants et son souverain approuva, en riant.
– Tu as raison ! Les hommes peuvent mentir, les animaux non ! Puisque la vitesse du destrier était essentielle pour réussir, organisons une compétition, celui qui arrivera le premier sera notre héros !
Le prince Yélisseï applaudit à cette proposition. Son cheval, Tempête, n’avait pas de rival, en tout cas pas Tornade, celui du comte Mikhaïlovitch, surtout si celui-ci était drogué. Son adversaire pensait de même, mais, bien sûr, en inversant les rôles.
Quand les deux concurrents s’élancèrent, sous les yeux du tsar, de la cour et d’une foule immense, des centaines de gosiers hurlèrent « Tempête » tandis que d’autres soutenaient Tornade. Tout le monde était très excité, excepté les deux destriers qui marchaient au pas, totalement étrangers à l’effervescence qu’ils suscitaient, abrutis par les remèdes qu’on avait glissés dans leur avoine. À mi-course, le public, les larmes aux yeux à force de rire, ne les appelait plus que Rosée et Zéphyr. Soudain, venu de nulle part, surgit un cheval, crinière sombre, pelage chocolat, qui, au grand galop, les rattrapa, les dépassa et disparut derrière la ligne d’arrivée. Nul doute, c’était bien celui-ci qui avait participé à la bataille.
La course ayant eu lieu en plein jour et devant de nombreux témoins, on découvrit rapidement le nom du mystérieux cavalier. Le souverain, pour punition, chargea les deux imposteurs d’inviter le jeune russe au palais. Pendant qu’ils accomplissaient à contrecœur leur mission, la cour bruissait. Maintenant que l’on connaissait l’identité du héros, l’acte ne semblait plus aussi… héroïque. Le noir, la nuit, le meurtre, la chance, la fuite. Nulle âme noble n’aurait commis pareil traquenard : on avait bien affaire à un moujik.
– En vérité, Votre Majesté, notre homme devait être palefrenier et je ne serais pas surpris qu’il ait volé sa monture.
– Il faudrait retrouver le barine à qui appartient le cheval ! C’est lui qui, en droit, doit être récompensé.
– Ne soyons pas si sévères avec ce malheureux paysan. Après tout, c’est lui qui a combattu, disaient les rares défenseurs d’Ivan.
Ils durent, cependant, convenir que c’était à l’animal que revenait tout le mérite et la cour fut d’accord sur ce constat.
– C’est le destrier qui a vaincu les Arabes par sa vélocité et sa puissance, conclut à forte voix un comte riche de ses quartiers de noblesse qui aimait donner son avis pour soutenir les idées qui faisaient l’unanimité.
Le tsar approuva cette dernière remarque, il avait été très impressionné par la monture lors de la course de lenteur de ses deux rivaux. Par sa vitesse et sa beauté. C’était une bête de race et elle pourrait bien être à l’origine d’une nouvelle lignée de chevaux russes !
– Je sais comment récompenser ce moujik. J’ai hâte qu’il vienne !
Sa Majesté ayant visiblement une idée précise en tête, la cour se tut, craignant d’émettre une opinion contraire à la sienne.
Quand Ivan arriva, accompagné de ses amis, après qu’il se soit agenouillé devant le monarque et affirmé, comme il sied, qu’il avait eu de la chance et que sa plus grande gratification était d’avoir servi son souverain, celui-ci, souriant, lui répondit :
– Je sais, Ivan, je sais. Aussi ne vais-je pas te récompenser, mais… acheter ton cheval.
Le tsar énonça alors, lentement, d’une voix claire, le montant de la transaction. C’était une somme fabuleuse, une véritable fortune pour un moujik et même pour un boyard. La cour était sidérée. Personne n’osait protester, mais il était évident qu’on aurait pu le remercier très largement avec le millième, surtout un paysan. Le monarque, songeaient les plus hardis, encore une fois, n’avait aucune pitié, pour les finances du pays pourtant bien mises à mal par cette guerre désastreuse. Le souverain, lui, était content de son idée qui lui permettait de récupérer l’étalon dont il avait si envie et de récompenser un homme à qui il devait tant.
Ivan, tête basse, se rendant compte de l’énormité de ce qu’il commettait, dit, cependant, d’une voix ferme :
– Ce cheval n’est pas une monture, mais un ami. On ne vend pas un ami !
Le tsar frappa du pied pour exprimer sa colère, son désarroi. La cour était sidérée, hébétée, effarée, effrayée, médusée, tétanisée. Les ires du monarque étaient redoutables et redoutées. Pour qui se prenait donc ce jeune moujik ? Les plus hardis étaient prêts à se jeter, tous ensemble, sur le paysan pour lui apprendre les règles de bonne conduite et le respect dû à qui de droit. Deux éléments les arrêtèrent : Loup-Féroce qui, ne connaissant rien aux coutumes russes, gronda, dégageant ses crocs, pour indiquer sa ferme détermination à défendre son ami, et le roi qui, après avoir eu un coup de sang, s’était calmé et cherchait une autre solution. L’homme qui se tenait en face de lui, qui lui tenait tête, était un beau spécimen slave, grand, solide sur ses jambes, il avait mis en déroute une armée, avait dressé un cheval qui semblait indomptable, avait pour compagnon un loup gigantesque. C’était déjà une légende. Lui avait trois filles…
« La fortune et la gloire » se dit le faucon et il intervint auprès d’Ivan pour soutenir la demande du tsar, mais celui-ci s’obstina à refuser.
– Ce cheval n’est pas une monture, mais un ami et l’on n’échange pas un ami contre une femme.
Cette fois-ci, c’en était trop. Désormais, c’était pour le monarque, une question d’honneur de posséder le destrier. Devait-on encore négocier avec le jeune paysan ou fallait-il l’égorger toute de suite ? Il se tourna vers Bronia. Celui-ci, sans un mot, partit aux écuries et réapparut bientôt avec une magnifique jument. Fine, élancée, racée, une crinière brune et abondante, une queue troublante, elle ne boitait pas, ne louchait pas, ni n’avait le défaut de la benjamine. Sivka-Bourka regarda Ivan avec des yeux suppliants. On n’échange pas un ami contre une femelle, mais il vous quitte pour elle ! Le tsar était aux anges. On emmena les deux amoureux dans leur haras et tous imaginèrent la future lignée qui dominerait la steppe. On en revint à Ivan.