Il avait dominé le moujik, il le referait à loisir, sauf que la présence de la vieille sorcière brouillait les cartes. Il y avait entre lui et sa mère un pacte de non-agression. Elle n’avait pas réagi, quand il lui avait volé son mortier, elle savait trop les risques qu’elle courrait si elle tentait quoi que ce soit contre lui. Elle n’avait pas soutenu Idolichtiè, elle ne l’avait même pas averti, alors qu’elle espionnait tout ce que faisait son fils et était au courant que celui-ci cherchait la montagne de cristal. Cette fois-ci, elle n’hésitait pas. Elle avait ressuscité Ivan, bien moins puissant que le dragon à trois têtes, et elle l’envoyait le combattre. Si elle avait fait tout cela, c’était soit qu’elle avait trouvé un sortilège pour aider le moujik soit qu’elle avait découvert en lui une aptitude susceptible d’en faire son champion. Qu’avait-elle perçu qu’il ignorait ?
Peu importe. Il était certain que son rêve était prémonitoire – le fait qu’il soit récurrent plaidait en ce sens – et son message était clair : il vaincrait Ivan. La présence de la montagne de cristal avait beaucoup accru ses capacités et son expertise en ce domaine et donc sa conviction : sa mère s’était trompée et avait parié sur le mauvais cheval. Elle le paierait cher, elle connaîtrait le même destin que le Non-mort : un éternel supplice au fond d’une grotte, sans eau, sans nourriture, sans lumière. Comme ce dernier, elle le supplierait de mettre fin à ses tourments, elle lui avouerait où elle avait caché sa mort, mais depuis, il avait perdu ce qui faisait jadis sa force, son âme, la compassion qu’il éprouvait pour les autres, la compassion qu’on éprouvait pour lui.
Avant d’être abandonnée à ce triste sort, elle parlerait. Elle lui expliquerait pourquoi elle avait agi ainsi, pourquoi elle avait rompu le pacte tacite qui les unissait. Il n’imagina pas un seul instant que ce qui avait motivé sa mère, c’était aussi un songe, le pendant du sien. Dans celui-ci, c’était Ivan qui triomphait, qui brisait, lentement, la fibule en bois, tandis que lui-même était enchaîné à la statue de Vassilissa, Finist-Fier Faucon voletant au-dessus de la scène, comme s’il en était le héros, Loup-Féroce était absent. Le lui auriez-vous dit, qu’il ne vous aurait pas cru ! Baba Yaga était une sorcière expérimentée qui n’aurait jamais confondu ses fantasmes avec une prémonition, une vision de l’avenir. Or ce rêve était en contradiction avec le sien et il n’y avait qu’un seul futur.
En attendant, il n’osait affronter Ivan et celui-ci se rapprochait toujours. D’autant qu’inconsciemment, il rejetait de toutes ses forces les conclusions de son propre songe où pourtant il triomphait, car cela impliquait la mort de Vassilissa, pire sa transformation par ses soins en statue de pierre ! Il se disait qu’il ne fallait pas prendre les choses au pied de la lettre. Il y avait peu de chance que s’il sortait vainqueur de son combat avec le moujik, celui-ci serait encore en vie, il ne referait pas une deuxième fois cette erreur. Donc tout ceci était symbolique et le découvrir enchaîné aux pieds de la jeune femme pouvait seulement signifier que ce serait elle la responsable. Le songe disait qu’il triompherait de son ennemi et essayer de lui dire comment.
Le message était pourtant clair, mais il se refusait à le voir. Il fallut la répétition lancinante de ce cauchemar pour qu’il finisse par l’accepter. Le rêve affirmait que la clé était Vassilissa, le bon sens aussi : si elle disparaissait, en apprenant sa mort, le moujik perdrait toute volonté et tous les sortilèges de Baba Yaga ne pourraient lui donner la victoire.
Tuer son amour ? Cela lui paraissait la veille impossible. Mais là également, son songe faisait son travail de sape, rendant de jour en jour la prémonition plus effective. Tous ses efforts pour la défendre, lui sauver la vie, refuser de l’assassiner l’épuisaient. D’autant qu’elle ne faisait même pas attention à lui, à ses tourments ! Devant une telle ingratitude, il comprit qu’il n’arriverait jamais à séduire la jeune femme. Alors une petite voix lui murmura que son désir d’elle désormais se limitait à ce qu’elle ne soit jamais à Ivan, ce qui n’excluait plus sa mort.
Quand cette pensait s’installa dans son esprit, un grand pas fut fait vers la concrétisation de son rêve.
Il restait une ultime étape. Elle fut franchie un soir, alors qu’ils étaient tous deux attablés pour dîner. Il n’arrivait toujours pas à se décider, elle était si belle, il l’aimait tant. Il se repaissait d’elle comme parfois on le fait avant de quitter sa chérie pour un temps. Il remarqua sur son cou le début d’une ride. Vassilissa vieillissait, vieillirait ! Ce fut un choc. Pour lui, il était inimaginable que cette merveille puisse ainsi continuer à s’étioler, s’estomper puis disparaître à jamais. Il avait la possibilité d’empêcher cela, il lui suffisait de lui apprendre comment devenir immortelle.
Il réalisa alors qu’elle refuserait. D’abord parce que cela venait de lui, mais même si c’était Ivan qui le lui enseignait, elle n’accepterait jamais un tel cadeau, car cela voudrait dire se séparer de son âme, se muer en une de ses froides et éternelles déesses, c’est-à-dire cesser d’être Vassilissa.
Il y avait un autre moyen de sauver la beauté du monde. D’intolérable, la transformation en statue devenait indispensable.
[1] Contrairement au bûcheron en fer-blanc du Magicien d’Oz, les citoyens en or ne rouillaient pas ! Quant aux avantages d’être en métal, plutôt qu’en chair, nul ne peut les contester.
[2]Janus est un dieu aux deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Janvier lui est dédié, le premier mois de l’année, ouvrant sur l’année future, regardant encore l’année précédente.