Le bouillon était chaud et amer. Ivan toussa, recrachant en partie ce qu’il venait d’avaler. Le goût lui rappela celle de sa prime jeunesse, quand, fils du barine Aliocha, il allait se faire inviter dans les chaumières. Les paysans l’accueillaient en riant, lui offraient leur potage, mélange d’herbes, de pommes de terre et de betteraves. Ils étaient heureux de lui donner la part de leurs propres enfants, de voir le fils dévorer avec appétit le peu que le père leur laissait.
– Alors, petit maître, notre soupe n’est-elle pas meilleure que vos viandes ?
Les hommes pouvaient être irrespectueux envers leur propriétaire en son absence, ils n’en restaient pas moins attachés. Ivan, pour tout remerciement, offrait son visage ravi et barbouillé provoquant un immense éclat de rire. Ces huttes sans lumière, sans air ! Ce bonheur dans la misère qui contrastait tant avec les repas affectés et interminables de la table familiale. Oui, mes amis, votre soupe a toujours eu plus de goût que nos viandes faisandées et il y avait plus de tendresse pour mon père et moi-même chez vous que dans mon propre foyer. C’était eux, la Russie. Lorsqu’Aliocha l’avait déshérité, toute la caste des hobereaux de province l’avait rejeté. Il en avait fait autant, heureux que les barrières qui le séparaient de ceux qu’il aimait se soient soudain effondrées. Toute sa vie, il avait été un moujik parmi les moujiks même lorsque le tsar l’avait fait prince.
La potion avait réveillé ses souvenirs, des larmes mêlées aux rires. Tout cela lui redonnait le goût de vivre. De vivre et de se battre. Le breuvage commençait à faire son effet. Il était adossé à un rocher, Loup gisait, éventré, et, un peu plus loin, Finist-Fier Faucon était en morceaux. En un combat, Kochtchéï lui avait tout volé. Son château était en feu, sa femme avait disparu, ses amis étaient couchés sans vie à ses côtés, son arme était brisée. Son corps, son âme criaient vengeance.
Une horrible vieille, à la bouche édentée, le regarda en ricanant.
– Pourquoi as-tu brûlé la peau de la grenouille, prince Ivan ? Ce n’était pas toi qu’elle protégeait, ce n’était pas à toi de décider !
La voix de la diablesse échevelée était grinçante et ses propos sciaient le cœur du pauvre Ivan. Il était furieux contre lui, contre sa présomption. Il demanda :
– J’étais mort. Pourquoi suis-je vivant ? Je suis toujours là où j’ai combattu Kochtchéï, mais la douleur a disparu. Combien de temps s’est-il écoulé ? Où est Vassilissa ? L’a-t-il enlevée ou l’a-t-il tuée ? Je me sens maintenant en forme. Est-ce toi qui m’as soigné, grand-mère ?
– Que de questions ! Tout cela pour ne pas formuler la seule qui devrait te hanter : pourquoi as-tu brûlé la peau de la grenouille, prince Ivan ?
La vielle continua de grommeler et de s’affairer autour de son patient. Elle avait raison, bien sûr ! Ivan avait tout perdu par sa faute, mais il devait aller de l’avant, ne pas s’interroger sur ce qu’il n’aurait pas dû faire, mais chercher ce qu’il devait faire pour retrouver Vassilissa et vaincre son rival. Il était certain qu’elle était vivante : jamais Kochtchéï ne porterait la main sur elle ! Mais pourquoi celui-ci l’avait-il épargné ? Le croyait-il si proche de la mort qu’il ne l’avait pas achevé ? S’était-il trompé à ce point ? Par quel hasard avait-il survécu avec des blessures au final superficielles ? Pour toute réponse, Baba Yaga répéta, pour la troisième fois, sa question « Pourquoi as-tu brûlé la peau de la grenouille, prince Ivan ? » puis, ayant satisfait aux exigences des contes, elle expliqua, enfin, méprisante :
– La chance n’est pour rien dans ton état. Il s’agit de sorcellerie. Kochtchéï ne t’a pas tué, car il souhaitait te voir souffrir, physiquement, moralement en sachant Vassilissa à ses côtés. Je suis Baba Yaga. Je ne peux soigner ton âme, mais j’ai guéri ta carcasse. Je peux cicatriser toutes les blessures. Je peux même faire mieux. Regarde et émerveille-toi !
Elle ramassa les morceaux du faucon, tira d’une gourde de l’eau morte et lava minutieusement l’oiseau, les chairs, les os, les plumes. Puis rapprochant les fragments, elle les recolla en les pressant fermement les uns contre les autres, elle reconstitua ainsi le corps. Elle l’aspergea alors d’eau vive et Finist-Fier Faucon battit des ailes, ouvrit les yeux, tout grands. Il prit son essor, fit un petit tour. Il avait des vertiges en volant, il devina Ivan et vint s’y poser, épuisé. Les sensations revenaient, l’étourdissement s’atténuait, il était cependant très faible et manquait de vitalité. C’est à ce moment-là qu’il vit le corps éventré de Loup-Féroce. Il poussa des cris déchirants et Ivan le sentit trembler sur son épaule.
– Krek, krek, krek.
À quelques mètres, son ami lui offrait ses entrailles comme il le faisait pour toutes les bêtes qu’ils chassaient ensemble, de quoi lui redonner des forces…
– Ne peux-tu en faire autant pour Loup-Féroce ? demanda Ivan à Baba Yaga.
Celle-ci renifla de dégoût.
– J’ai lu la fin de l’histoire, le faucon te sera utile pour occire Kochtchéï, l’immortel. Le loup ne sert à rien ! Je ne suis pas là pour ton plaisir.
Se souvenant de son combat, Ivan l’interrogea. Désormais, il avait appris qu’avant de se battre, il devait connaître son adversaire.
– S’il est immortel, comment pourrai-je le tuer ?
– Ah ! Ivan, il faut tout te dire. Lui et moi, nous ne pouvons périr, car nous avons caché notre mort ailleurs que dans notre corps. Il a déposé la sienne dans une broche en bois. Du bouleau. Trouve-la, trouve la broche, brise-la et il disparaîtra !
– Et la tienne de mort, où l’as-tu dissimulée, Baba Yaga ?
– Ne te mêle pas de savoir où elle est ! Occupe-toi de dénicher celle de Kochtchéï.
Elle regarda le prince avec méfiance. Elle se souvenait de Vassilissa. La petite respirait la naïveté et elle avait par quelque question insidieuse réussi à lui soutirer l’identité des trois cavaliers et en avait profité pour s’échapper. Mais que pourrait faire Ivan s’il connaissait la cachette ? Rien ! En avait-il seulement l’intention ? Elle était si fière de son idée. Kochtchéï, lui-même, s’il le savait, ne pourrait pas la tuer ! Mais il était préférable qu’il ne sache pas – il pourrait en faire autant – et donc qu’Ivan ne le sache pas.
Les potions faisant leurs effets, celui-ci se leva et l’oiseau revint se poser sur son épaule. Ils étaient prêts à partir.
– M’accompagneras-tu pour me montrer le chemin, grand-mère ?
Pour toute réponse, la sorcière cueillit un champignon. Avec un couteau, elle fendit son pied en deux. Elle souffla dans le creux de sa main. Un être miniature commença à s’agiter, brûlant de tester ses deux jambes et de courir.
– Fongus, mon petit compagnon, va vous y conduire. Ne le quittez pas des yeux.
À peine l’eut-elle posé à terre que celui-ci fila comme le vent entraînant derrière lui Ivan et Finist-Fier Faucon. Le jeune homme avait beaucoup de mal à le suivre, car il préférait les forêts et les bois touffus aux routes et aux chemins, voire même aux sentiers. Quand il disparaissait sous un fourré, il fallait supposer qu’il se déplace en ligne droite, contourner le buisson sans ralentir pour le rejoindre à la sortie et, s’il n’était pas là, l’attendre en espérant qu’il n’était pas déjà devant. Heureusement, le faucon, en s’élevant dans les airs, retrouvait à chaque fois sa trace. Ils coururent ainsi durant de longues semaines. Lorsque le soleil se couchait à l’horizon, Fongus s’arrêtait et nos amis pouvaient enfin se reposer.
Avant, ils devaient bien entendu chasser.
Le premier soir, Ivan captura un levraut d’un mois, tout mignon, brun avec un ventre plus clair. Bien qu’il ne soit pas gros, c’était mieux que rien et il se préparait à le cuisiner quand un autre lièvre sortit du buisson et le supplia.
– S’il te plaît, ne tue pas mon enfant. Il est si petit qu’à peine, il comblera ta faim. Il te nourrira un jour, mais moi, je le pleurerai toujours.
Ivan eut pitié et relâcha le bébé. Ce soir-là, il dut se contenter de fruits sauvages. Finist-Fier Faucon, qui avait trouvait un mulot pour son bonheur, cracha de mépris.
– Prince Ivan, es-tu fou ? Tu auras besoin de toutes tes forces pour lutter contre Kochtchéï !
Le lendemain, il pêcha un grand brochet. Il avait dû batailler longtemps avant de le ramener sur le bord. C’était une magnifique pièce, avec un corps élancé et fusiforme, des écailles brillantes comme du bronze. Ivan pensa qu’il allait s’en régaler, mais celui-ci le supplia.
– Rejette-moi à l’eau, prince Ivan. J’étais avec ma femme et mes enfants et nous nous promenions joyeusement. Peut-être te nourrirais-je un jour, mais eux me pleureront toujours.
Ivan eut, à nouveau, pitié et rendit le poisson aux siens. Il se contenta, ce soir-là, de mûres. Finist-Fier Faucon qui avait capturé un rat noir protesta. Son humeur ressemblait de plus en plus à celle de Loup-Féroce.
Ainsi passèrent le temps, les jours devenant des semaines. Ivan mangeait des herbes, des racines et des fruits, le faucon, de son côté, songeait à préserver ses forces et regardait dépérir son ami.