Kochtchéï les attendait, paisiblement. Il avait l’air d’un vieillard, un vrai squelette, ses joues s’étaient encore creusées, son nez rappelait de plus en plus le bec d’un rapace. Ivan, cependant, nota que ses muscles, quoique fins et étirés, étaient bien présents, il portait son épée et son bouclier sans difficulté. Les trois compagnons s’approchèrent, prudemment, leur adversaire s’efforçait de paraître plus faible qu’il ne l’était. Ils se toisèrent du regard, essayant de s’évaluer.
Ce fut Finist-Fier Faucon qui rompit ce round d’observation et débuta les hostilités. Il se précipita sur la tête de Kochtchéï, bec et griffes en avant, cherchant, à son habitude, les yeux. L’attaque surprit le sorcier qui parvint à la parer en levant son écu, puis il fit de grands moulinets avec son arme tranchante. Le rapace se déplaçait si vite, qu’il ne s’agitait pas pour le toucher, mais plutôt pour le tenir à distance. Loup-Féroce, profitant de ce que son adversaire était perturbé par l’oiseau, bondit et vint planter ses crocs dans le haut des cuisses. Kochtchéï poussa un hurlement de douleur. Loup sentit les os craquer sous ses mâchoires. Le sang gicla dans sa bouche, un sang chaud qui réjouissait son âme de fauve. Ivan frappa en dernier, le sorcier ne protégeait plus sa poitrine, Klad s’enfonça, brisant le sternum, perçant le cœur et ressortant dans le dos. Finist-Fier Faucon en profita pour, à son tour, s’en prendre au visage, bien que cela soit désormais inutile.
L’attaque conjointe avait été si brutale que le fils de Baba Yaga ne s’était quasiment pas défendu et observait, stupéfait, de son unique œil (le deuxième était dans les serres du faucon) Ivan retirer le sabre de son corps. Il leur laissa quelques secondes croire que tout était terminé, qu’ils avaient gagné puis il se mit à rire. Les trois amis, incrédules, virent la plaie au torse se refermer, la jambe se réparer et un nouveau globe oculaire, vif et malicieux, se former dans l’orbite. De son séjour à la montagne de cristal, Kochtchéï avait appris à ne plus ressentir la douleur. Sa seule faiblesse avait disparu. Il décida d’en finir rapidement.
Finist-Fier Faucon avait repris son poste en survol, les deux autres observaient, côte à côte, un peu désorientés, cherchant un angle d’attaque. Kochtchéï s’accroupit, se roula en boule. Un magnifique pennage marron foncé avec des plumes plus claires, presque dorées sur la tête, un bec crochu, long et acéré au bout noir. Il était devenu un aigle et, étendant ses immenses ailes, il s’élança dans les airs pour affronter le petit rapace. D’abord l’empêcher de rejoindre ses compagnons, de se mettre sous la protection du loup. Le saisir, ensuite, toujours en vol, dans ses serres, lui briser les membres. Ceci fait, l’oiseau de proie prit alors son temps et, tout en continuant à planer, avec son bec, il déchiqueta sa victime encore palpitant de vie, jetant les morceaux au pied de ses amis. Cela ne dura que quelques minutes. Quand il eut fini, Finist gisait, disloqué, plus si fier faucon que cela.
Kochtchéï réintégra sa forme humaine et regarda, moqueur, les deux survivants qui oscillaient entre colère, épouvante et désespoir. Ce fut la colère qui l’emporta, Loup-Féroce grogna.
– Quand je t’aurai dévoré, tu pourras ressusciter autant que tu voudras dans mon estomac, tu n’assouviras jamais ma faim !
Et il se rua… pour s’arrêter net. Quel était ce prodige ? Il avait failli égorger Ivan. Il regarda derrière lui. Le vrai y était toujours, il n’avait pas bougé. Loup avait été berné. Il montra ses crocs, il détestait que l’on se moque de lui. Il abhorrait encore plus la magie, car il commençait à comprendre que lui et ses compagnons n’auraient pas le dessus face à un sorcier. Kochtchéï, profitant de ce flottement, se jeta sur le moujik. Désormais, il n’était plus possible de les distinguer. « Même l’odeur est la même », frémit le fauve qui ne savait plus que faire. Leur adversaire avait réussi à les isoler. Finist-Fier Faucon avait dû l’affronter dans les airs et aucun de ses compagnons n’avait pu lui porter secours. Ivan allait devoir, lui aussi, se battre seul.
Il avait paré l’attaque de Kochtchéï avec une grande facilité, ce dernier voulant avant tout ne pas permettre au loup de distinguer les deux lutteurs. Maintenant, les deux Ivan se toisaient, tournant l’un autour de l’autre. Le vrai se disait qu’il avait une chance réelle. Il ne doutait pas que son adversaire fut un redoutable bretteur, mais l’était-il au sabre cosaque ? Les deux hommes s’affrontaient sur son terrain, avec son arme favorite. Il avait donc un avantage incontestable. D’ailleurs, les premiers échanges le montraient. L’autre compensait largement ce handicap, en étant immortel et insensible à la douleur. À quoi bon dans ces conditions prendre des risques pour le toucher ? Le prince se contentait de défendre, ce qu’il faisait sans difficulté, son adversaire, au contraire, était agressif, ne craignant pas les coups. Loup les regardait faire. S’il était plus malin, il aurait tout de suite deviné l’identité de chacun d’après le comportement des deux combattants et il aurait prêté main-forte. À deux contre un, Kochtchéï ne faisait pas le poids.
Soudain, Ivan se rendit compte qu’il y avait un moyen très simple d’indiquer au loup qui était qui. Il devait agir à l’opposé de ce qu’il faisait. S’il parvenait à toucher son ennemi, celui-ci guérirait instantanément et se dévoilerait ainsi. Le combat changea d’âme et comme Ivan était plus habile à la shashka, le fils de Baba Yaga fut vite débordé. Le moujik fit mine de viser le ventre. Son adversaire baissa sa garde pour se protéger. Modifiant brutalement son angle d’attaque, Ivan chercha à fendre le crâne en deux avec son sabre. Dans un réflexe, témoin de longues années d’escrime, Kochtchéï bloqua Klad en positionnant sa lame à l’horizontale, au-dessus de sa tête. Si la qualité du bretteur était moindre, celle de sa shashka valait l’original et les deux fers s’affrontèrent jusqu’à ce que le sorcier parvienne à écarter l’épée de son rival. Mais il était perturbé par le changement de tactique d’Ivan et, sans attendre de se remettre en garde, c’est-à-dire d’assurer de nouveau ses appuis, il fondit sur lui, pointant son sabre, le bras armé détendu au maximum, se couchant littéralement pour frapper le plus loin possible au niveau de la poitrine. Il ne trouva que le vide. Le moujik avait esquivé, en basculant d’un quart de tour. Dès lors, il avait devant lui, offert, le dos de Kochtchéï et Klad s’y enfonça avec rage. Le magicien disparut, emportant avec lui un bout de la shashka.
Loup-Féroce et Ivan se regardèrent, scrutèrent autour d’eux. Ils se demandaient quelle diablerie le monstre allait inventer quand Ivan sentit le sang couler entre ses épaules et le fer ronger sa chair. Trompé par la sorcellerie, il s’était frappé lui-même. Comme il perdait connaissance, Kochtchéï réapparut. Il n’avait plus en face de lui que Loup-Féroce. Il ramassa le reste du sabre, il tenait à tuer le chien avec l’arme du maître.
– Je suis un loup bleu et je n’ai pas de maître, hurla le fauve avant de bondir.
Il n’avait aucune chance, il en était parfaitement conscient, son bourreau aussi. Il retomba, mort, éventré. Kochtchéï jeta un regard cruel sur son rival évanoui. Sachant précisément pour l’avoir senti le pénétrer comment la lame avait perforé le corps, quels dégâts sa morsure avait provoqués, il ne doutait pas qu’Ivan survivrait. Il ne souhaita cependant pas l’achever.
– Vis, prince Ivan ! Vis et souffre ! Dans ta chair d’abord, il te faudra de longs mois pour réparer les ravages de ta propre épée. Dans ton âme ensuite. Tu as, comme moi, connu et aimé Vassilissa la belle, alors éprouve à ton tour mon tourment. Nous endurerons le même calvaire tous les deux pour elle, toi d’en être séparé, moi d’en être haï. Quand la mort enfin te soulagera, car elle seule pourra le faire, aie un peu de commisération pour le pauvre Kochtchéï qui, lui, est immortel.
[1] Le sort de Vassilissa n’était pas forcément pire que celui des autres barynias.
[2]Le kilim est un tapis tissé russe, on peut en faire de très fins.