Quand il se réveilla le lendemain, le soleil était haut dans le ciel. Cela faisait des lustres qu’il n’avait pas aussi bien dormi. Il était heureux de s’être enfin décidé, heureux de reprendre la route, heureux que Vassilissa soit sa femme, heureux de voir son sourire refleurir, heureux de constater que leur amour avait tenu l’épreuve. Il se sentait à nouveau fier de vivre et il avait hâte d’annoncer la nouvelle à Finist-Fier Faucon et à Loup-Féroce, ses amis. Mais quand on est deux, on ne fait pas toujours ce que l’on veut et Vassilissa entra dans leur chambre, en coassant, tout excitée :
– Coa, coa, prince Ivan, tu n’es pas habillé ! As-tu oublié que c’est aujourd’hui l’anniversaire de notre tsar bien aimé et qu’il faut, comme tout bon russe qui en a la possibilité, que tu ailles au Palais lui souhaiter tout ce dont rêvent les monarques ?
Elle lui tendit alors une petite pochette pas plus grande qu’un paquet de tabac à rouler :
– Voici mon présent. Remets-le-lui en lui assurant de tout mon respect et toute mon affection, car je lui dois le meilleur des maris.
Ivan sourit. Ainsi sa compagne avait trouvé une autre solution à leur problème : faire ce que le souverain demandait. Elle avait travaillé toute la nuit pour tisser une mini-natte. Il serait la risée de la cour, et ce, sans doute, pour de longues années, mais il ne viendrait pas les mains vides et le roi ne pourrait lui en vouloir. Il sentit son cœur fondre et aurait embrassé sa femme s’il n’était en retard et si elle n’était grenouille.
Quand il arriva au palais, on avait déballé les cadeaux, des tapis tous plus beaux, plus lourds, les uns que les autres. Tout le monde était heureux. Les princesses en particulier étaient fières de leur ouvrage : la descente de lit de l’aînée était si moelleuse qu’on pouvait se laisser tomber dessus sans se faire mal, celle de la cadette, à motifs géométriques symétriques, était un chef-d’œuvre, et celle de la plus jeune c’était tout simplement une perfection, sans le moindre défaut.
Quand Ivan s’approcha à son tour, sans serviteur pour porter son présent, les sourires s’agrandirent.
Quand Ivan sortit de son pourpoint son cadeau pas plus gros qu’un paquet de tabac à rouler, les visages devinrent hilares.
Quand le tsar déballa la merveille, ce fut la soupe à la grimace.
Le kilim faisait une dizaine de mètres carrés, il était dans une soie si fine qu’il ne tenait guère de place, si résistante qu’on n’aurait pas pu le couper avec la lame d’une épée, mais qui aurait osé commettre un tel sacrilège ? Plaines et montagnes y étaient représentées, un fleuve le traversait. De là, naissaient villes et villages, champs et forêts. Un pays tout entier !
– Il faut accrocher ce tapis au mur de la salle du trône. Nul ne doit marcher dessus ! Merci, Ivan, c’est de loin le plus beau cadeau que l’on ne m’ait jamais fait. Tu es un véritable fils pour moi.
Ces mots du tsar déplurent à ses filles ; elles décidèrent de réagir et, se faisant miel, lui dirent :
– Vous avez raison, père, suspendons-le. Ce soir, nous danserons devant en son honneur. Nous trois… et son auteur, bien entendu !
Ainsi fut-il ordonné et Ivan rentra chez lui, plus abattu qu’il n’en était parti.
– Coa, coa, mon ami, que vous est-il arrivé ? Mon kilim n’a pas plu au tsar ?
– Hélas ! Ma mie, il en a été émerveillé. Il veut vous voir et que vous dansiez pour lui ! Je me dois de lui obéir et de vous exhiber. De la honte quand vous sautillerez, jamais vous ne vous en remettrez, jamais, je ne me le pardonnerai.
Cette fois, vaincue, Vassilissa pleura.
La nuit précédente, elle avait agi dans le noir absolu. Rejetant sa peau gluante de batracien, elle avait commencé son travail de tissage, tremblant sans arrêt, guettant le moindre souffle, terrorisée à l’idée que Kochtchéï puisse la voir. Elle n’avait pas le choix. Son ouvrage devait être si exceptionnel que nul n’aurait pu accuser Ivan d’avoir demandé à une domestique de la faire. Mais elle avait beau être habile, elle ne progressait guère. Oh, Ivan ! Pourquoi m’as-tu prévenue si tard ? Les premières lueurs éclairèrent une œuvre d’une extrême finesse, mais inachevée. Elle était épuisée. Des larmes coulaient sur ses joues. La peur avait disparu, emportée par le désespoir, oubliant toute menace, elle continua, bénissant le soleil qui, certes, la dévoilait aux yeux du monde, mais, grâce à sa lumière, lui permettait désormais de travailler rapidement. Par bonheur, Kochtchéï, ce matin-là, comme tous les matins du reste, gérait sa cité de cristal et personne ne s’intéressa à une chambre close où « tramait » une femme ; par bonheur, Ivan, lui aussi épuisé, se leva tard. Elle avait donc eu deux, trois heures à elle et elle parvint à finir son ouvrage.
Finalement, tisser loin des regards fut chose facile.
Mais redevenir Vassilissa et danser devant le tsar ! Comment Kochtchéï pouvait-il ne pas l’apprendre ?
Elle ne se serait pas sentie confuse de sautiller en présence de la cour puisque sa vie en dépendait et qu’elle n’était qu’une grenouille. Une grenouille peut-elle avoir honte ? Non ! Mais Ivan, si !
– Coa, coa, allons déjeuner ensemble. Si le matin est chagrin, peut-être le soir portera-t-il espoir ?