Laszlo sourit à ses deux hôtes. Un Tzigane n’avait pas beaucoup de biens, il n’avait pas, non plus, beaucoup de liens. Il avait connu Aliocha et Nastasia Philippovna en animant leur mariage. C’était, à l’époque, entre eux, le grand amour. Une passion si forte qu’elle faisait fi de toute hiérarchie sociale, Aliocha était un paysan qui avait fui sa condition et était devenu soldat, Nastasia Philippovna la fille d’un duc qui avait ses entrées auprès de Sa Majesté le tsar de toutes les Russies. Ce romantisme avait touché le gitan hongrois, la musique qu’il avait produite à l’occasion avait bouleversé les époux. Ils étaient sortis, tous trois, unis par une émotion qui survivait au temps. L’amour était passé, l’amitié était restée et le chant sublimé.
À la mort de ses frères, Nastasia Philippovna avait perdu le goût de vivre. Elle avait toujours sa longue chevelure noire et souple, ses anglaises, mais celles-ci étaient ternes. De ses yeux en amande, tout éclat avait disparu. Son pas s’était alourdi, ses gestes mécanisés. Elle s’occupait encore des deux plus grands, faisant attention à leur éducation, à leur repas, à leurs jeux, mais ne les choyait plus ; quant au petit dernier, Ivan, elle se contentait de veiller à ce que la nourrice ne le laisse manquer de rien.
Autant sa femme était frêle, autant Aliocha était vigoureux. Lui n’avait guère changé, ses cheveux en boucles épaisses de moujik, sa grosse barbe noire, ses yeux qui semblaient fouiller votre âme, son rire toujours prêt le rendaient sympathique. Seul son regard sur sa compagne avait évolué. Il y avait désormais de la colère, du mépris.
Sans savoir ce qui s’était passé entre eux, Laszlo devinait qu’une rivière avait été traversée par l’un, pas par l’autre, et que, depuis chaque rive, ils se voyaient avec hostilité et dédain. Lui n’arrivait pas à les juger, lui était malheureux pour eux. Le couple le sentait et ils étaient contents qu’il en soit ainsi, qu’une âme se souvienne, à leur place, de leur amour.
– Le peu que j’ai, il faut que je le confie à quelqu’un. Sivka-Bourka est venu chez vous… Je n’aurais pas fait meilleur choix. J’ai un violon. Je vous l’offre, Nastasia Philippovna. Vous en jouez à merveille, nous avons bien souvent fait des duos. Chaque note sortie de vos mains sera comme une prière pour mon salut que j’entendrai là-bas.
Elle l’embrassa. Pas un mot, quelques larmes.
– Mon cher Aliocha, vous êtes un soldat, alors je vous donne Sivka-Bourka, mon cheval. Vous connaissant l’un et l’autre, je sais que vous vous apprécierez.
Aliocha se dressa. Il ne pouvait accepter un tel cadeau, mais surtout, il ne pouvait admettre la mort de son ami sans agir.
– Merci, Laszlo, j’en prendrai le plus grand soin, mais rien ne dit que demain vous ne rirez pas de votre folie. Rien n’est avant d’être ! Vous craigniez pour votre vie. La belle affaire ! Laissez-moi vous défendre. Je dédaigne les démons ! Je suis un vieux militaire, j’ai des hommes en armes, je saurais vous protéger. Il y a dans ce château un donjon, allons nous y réfugier. Les murs sont en pierre, de trois pieds d’épaisseur. La chambre n’a qu’une fenêtre, une ouverture devrais-je dire, munie de barreaux en fer. Nous nous y enfermerons. La porte, en chêne épais, devrait résister aux plus robustes. À chaque étage, il y aura des gardes dont je garantis la vaillance.
Laszlo fut touché. Ce n’était pas pour rien que sa monture avait choisi Aliocha, mais la promptitude de l’offre le remua. Il avait accepté de mourir ; il se ravisa. C’est la tragédie de l’être humain que d’espérer encore et encore. Peut-être que la survie de Lioubov dépendait de cette nuit, de la façon dont il lutterait ? Peut-être que le démon devait être tué ce soir pour qu’il ne puisse pas lui faire de mal ? Il eut juste le temps de consentir, à peine celui de remercier, qu’Aliocha courait à droite et à gauche pour préparer la défense. Il était tard et il y avait tant à faire.
Une heure après, les deux amis pénétrèrent dans le donjon. Au rez-de-chaussée, quatre ou cinq soldats attendaient en jouant aux cartes. On montait ensuite par un petit escalier étroit qui menait à la salle de garde. Là, une dizaine d’hommes en arme étaient prêts à intervenir et à prêter main-forte à ceux d’en bas, ainsi qu’à assurer une relève régulière. Toujours par le même escalier, on arrivait dans la pièce seigneuriale. Le confort y était médiocre, mais il y avait néanmoins un feu dans une grande cheminée, une table, deux chaises et un lit avec une couverture en peau et quelques blasons au mur. Ici aussi, quelques soldats attendaient pour livrer bataille. Aliocha avait préféré se réfugier au dernier étage, en soupente. Ainsi pour parvenir jusqu’à eux, le démon devait affronter trois salles pleines d’hommes en arme. L’habitat sous le toit était plus que spartiate : un coffre, deux trépieds pour les sièges, un couchage de fortune à même le sol pour se reposer et un chandelier suspendu pour assurer un peu de clarté. Pour tenir le coup, il y avait un samovar, quelques gâteaux. La nuit serait longue.
Ils s’attablèrent. Ils parlaient peu, buvaient leur thé par gorgées lentes, le savourant. Aliocha faisait moins le brave, les consignes données avaient rendu la menace plus concrète. Il ne craignait pas ce démon, lui et ses hommes étaient en nombre et pouvaient tuer une créature sortie de l’enfer. Non, c’était la prophétie qui le préoccupait. On peut vaincre un ennemi, mais que peut-on faire contre son destin ? Il cherchait vainement dans le trio de cartes tirées une interprétation différente, rassurante, une qui aurait pu faire germer l’espoir. Après tout, deux d’entre elles s’étaient révélées décalées : la veuve était devenue diseuse de bonne aventure, elle ne pleurait pas le défunt, mais l’annonce de la mort de celui-ci ; l’autre prédisait bien une naissance et, si elle était inversée, c’était dû à la nature de l’accouplement, Lioubov étant une sorcière. Mais la carte principale ne laissait subsister aucune ambiguïté.
Laszlo, lui, s’était levé et regardait par la fenêtre. Celle-ci était haute et il dut monter sur un trépied pour voir au-dehors. C’était son dernier coucher de soleil : celui-ci était en train de disparaître, le ciel était sang et deuil, la forêt noire, la prairie sombre. Une immense tristesse l’envahit qu’accentuaient les barreaux. Il était tzigane et il allait périr dans une prison. Il observa son ami, froid, silencieux, inquiet et si combatif avec son visage buté où se lisait une grande détermination. Il songea aux soldats qui allaient être tués pour retarder l’arrivée du démon, pour lui permettre de survivre quelques minutes de plus. Il avait été frappé par leur jeunesse et leur dévouement. Ils étaient prêts à obéir sans condition aux ordres. Il pensa à Lioubov. La reverrait-il ?
Il se dirigea vers le samovar, se servit à nouveau une large tasse et en offrit une à son compagnon.