Il n’y avait plus de soleil depuis bien longtemps. Aliocha sentit la fraîcheur le gagner. Il perçut même un courant d’air. Il s’en étonna. La fenêtre qui, en réalité, était une simple ouverture était bien trop haute pour expliquer cette sensation. Il se tourna vers la porte pour vérifier qu’elle était bien fermée. Elle était toujours là, bien cadenassée, solide. Le froid traversait les parois. Ceux-ci, en effet, se délitaient. Il se redressa et tira son épée.
Le bois restait du bois, la pierre, elle, devenait vaporeuse, transparente avant de s’effacer.
Ce ne fut pas le ciel ou l’escalier qui apparurent alors, ce fut une forêt. Il regarda à droite et à gauche, le château avait disparu. Ne subsistait que la porte. Il se demanda si, en l’ouvrant, il retournerait dans son monde ou si cette pensée n’était qu’un leurre pour qu’il le fasse. Pour toute réponse, la terre trembla et le monstre se montra. Il reconnut sans difficulté l’animal au visage déformé, aux cornes, aux pieds fourchus, sentant le bouc, décrit par Laszlo. En l’observant, il vit qu’il portait un objet dans une main et songea au sablier tenu par la Mort sur la carte du tarot gitan. Et si ce n’était pas la Mort que Laszlo avait retournée, mais ce démon, ce monstre qui avait été l’amant de Lioubov ? Que pouvait-on contre la Mort ? Rien ! Mais lui, on pouvait le vaincre ! Il scruta les traits de la créature. Avec sa tête osseuse, ses yeux caverneux, la confusion était possible ! Laszlo avait peut-être une chance de survivre. Il se tourna vers lui et vit que celui-ci s’était réfugié sur un arbre. C’était une bonne chose. Aliocha préférait affronter seul l’animal, son ami n’était pas un soldat et il aurait fallu le protéger tout en se battant. Il sortit son épée de son fourreau. Le monstre était impressionnant avec ses jarrets musclés, ses longs poils de bouc, mais il n’avait pas d’arme : le sablier qu’il tenait sur la carte du tarot était en réalité une flûte.
Contournant la porte, l’homme-animal se dressa et regarda en souriant Aliocha. Il était gigantesque, deux fois plus grand que son adversaire. Celui-ci, pourtant, attendait sans trembler. Au lieu de l’attaquer, l’être fantastique prit son instrument de musique et se mit à en jouer. C’était un air gai, des trillements joyeux. Le satyre dansa, se dandinant, frappant le sol de son pied fourchu pour marquer la cadence. Aliocha, ébahi, se tourna vers Laszlo.
– Ce n’est pas le diable, c’est le dieu Pan ! C’est le dieu du printemps…
Il se tut. Il n’y avait personne. Il entendit rire le monstre. Rien n’avait jamais changé sur ses traits, mais on y lisait maintenant de la cruauté et le vieux Pan était redevenu un démon. Il tenait Laszlo entre ses bras. Comment avait-il pu s’en saisir, contourner la surveillance d’Aliocha ? Celui-ci décida de renvoyer à plus tard ses interrogations, il fallait récupérer son ami et tuer la créature. Il menaça son adversaire, l’arme au bout du poignet, ce qui accentua le sourire de l’ange noir qui recula lentement, faisant bien sentir à son vis-à-vis qu’il ne fuyait pas, que c’était lui le vainqueur, mais qu’il ne voulait simplement pas se battre. Le soldat se précipita pour le frapper. Tenant toujours sa victime, il avait repris sa flûte et en jouait à nouveau. Un air guilleret. Les arbres, en l’entendant, se dressèrent pour empêcher Aliocha d’avancer. Le malheureux luttait désormais contre la nature, il coupait les branches et les racines qui tentaient de le retenir, de s’opposer à sa progression.
– C’est un cauchemar ! se dit-il et il se pinça pour être sûr qu’il ne rêvait pas.
Et le miracle survint : il ne ressentit aucune douleur. Il rêvait effectivement. Quand le démon comprit que son adversaire avait découvert que tout n’était qu’une illusion, son sourire disparut et, abandonnant la partie, il se mit à fuir avec une vivacité tout animale.
Dans un songe, tout est possible, on peut voler, se transformer. Le vieux soldat s’élança dans les airs. Il se déplaçait au-dessus de la forêt faisant des bonds en prenant ses appuis sur les branches. Avançant ainsi, courant sur la cime des arbres, il remonta rapidement le monstre. Celui-ci comprenant que tout était perdu, jeta Laszlo loin de lui pour faire diversion.
« Si je continue à le poursuivre, je risque de ne jamais retrouver Laszlo, la forêt est trop dense, trop sombre. »
À regret, Aliocha préféra porter secours à son ami. Il n’était pas blessé, mais il tremblait, pleurait, le remerciait, l’embrassait. Il était en état de choc. De façon incongrue, il se plaignait surtout de l’odeur. C’est vrai qu’il puait, ce bouc ! Les deux compères se mirent à rire. L’un d’eux souligna que les sorcières n’étaient pas seulement insensibles là où elles portaient une marque. La tragédie tournait en farce. Puis ils réalisèrent que leur situation était dramatique. Certes, c’était un rêve et ils disposaient de pouvoirs étendus, mais ils étaient perdus dans un univers qui n’était pas le leur. À quoi bon voler si le château n’existait plus, si l’on ne pouvait plus l’atteindre ?
Ils s’élevèrent tous deux dans les cieux pour constater que leur monde était une forêt sans fin et hostile. Elle était devenue une créature vivante qui grondait et ils étaient de nouveau deux êtres minuscules, terrifiés face à une nature gigantesque dont le démon était l’âme.
– Nous pouvons encore lui échapper, dit Aliocha. Il suffit de se réveiller.
Et il ouvrit les yeux.
Il était à nouveau dans le donjon. Les murs étaient revenus, solides comme avant. Lui ou Laszlo avaient dû crier, car, derrière la porte, les gardes cognaient. Ils essayaient même de l’enfoncer pour leur venir au secours tandis que d’autres étaient partis chercher Nastasia Philippovna qui avait le double de la clé. Leurs coups, dans le rêve, étaient devenus un tremblement de terre, le grondement de la créature-forêt qu’ils avaient dû affronter.
Il se leva et se dirigea vers la porte pour l’ouvrir, mais s’arrêta avant de le faire. Un soupçon, une appréhension. Regardant autour de lui, il découvrit qu’il était seul dans la pièce. Laszlo ne s’était pas réveillé, il était resté prisonnier dans ce monde cauchemardesque, à la merci du démon. Il vérifia, fouilla à droite et à gauche, la salle était trop petite pour que son ami soit caché. Derrière la porte, on ne frappait plus, on riait. Se recoucher ? Rêver pour retourner là-bas le rechercher ? Comment être sûr de le retrouver ? Il n’y a qu’une réalité, mais les songes sont multiples, jamais pareils. Son cerveau était en ébullition. Tant pis, il fallait essayer. Il ferma les yeux pour les rouvrir aussitôt : on ne s’endort pas sur commande surtout dans l’état d’excitation où il était. Non. La solution était d’attraper la créature qui ricanait derrière la porte. Il hurla pour appeler les gardes. Sans émettre le moindre son. Le démon contrôlait tout. Il frappa le sol de toutes ses forces pour avertir ses hommes. La douleur au pied le réveilla.
Il s’était assoupi sur sa tasse de thé qui avait roulé par terre. Les soldats tambourinaient, alertés par ses cris. Il avait l’impression d’être toujours endormi tant cela ressemblait au cauchemar qu’il venait d’avoir. Quand on rêve que l’on rêve qu’on rêve, comment savoir quand c’est vrai, quand c’est faux ? Cette fois-ci, Laszlo était bien dans la pièce. Son corps pendait au bout d’une corde fixée au barreau de l’unique ouverture. La carte représentait bien la Mort et il n’avait pas réussi à en préserver son ami. Il perdit connaissance.
Quand Nastasia Philippovna entra accompagnée des soldats pour porter secours aux deux hommes, l’un avait péri, l’autre délirait. On avait entendu hurler, on avait perçu des bruits sourds ; pourtant, on n’avait vu personne s’introduire dans la pièce ni en sortir et la porte était close. Chacun se signa en espérant qu’Aliocha reviendrait à lui et qu’il pourrait expliquer ce mystère.