Désappointé par le témoignage des hommes, il s’adressa aux animaux. Il commença par interroger longuement ceux qui courent forêts et prairies, monts et plaines. Personne ne put répondre. Il questionna ensuite ceux qui rampent, qui fouillent la terre, ils refusèrent de croire qu’un lieu pareil puisse être. Il n’oublia pas ceux qui nagent sous les eaux, ceux qui remontent ou descendent les fleuves. En vain. Il réunit finalement des oiseaux en grand nombre. C’était sur eux qu’il fondait le plus d’espoir, mais il fut, comme pour les autres, déçu. Nul n’avait aperçu la montagne de cristal.
Comme il allait lever la séance, un vieux corbeau arriva. Il vola par-dessus l’assemblée, cherchant une place où atterrir, avec son mètre d’envergure, semant la panique parmi les moineaux qui le prirent pour un aigle oublieux de la présence de Kochtchéï. Il finit par se poser aux pieds mêmes de celui-ci qu’il salua, bien humblement. Il avait longtemps voyagé, il était fatigué, couvert de poussière, plus gris que noir.
– Alors, maître Kra, ce n’est pourtant pas dans vos habitudes d’être en retard. La séance est terminée ! Vous pouvez repartir. Rappelez-vous toutefois que j’ai une aussi bonne mémoire que vos semblables !
D’une voix rogue, inquiète, l’oiseau plaida sa cause :
– Pardonnez-moi, Seigneur. Je n’ai reçu votre convocation que très tardivement. Cependant, je me hâtais de faire route pour être présent à cette assemblée quand j’ai dû m’arrêter. À l’horizon, la taïga était en feu. Avant de continuer mon chemin, je voulais savoir quelle direction prendrait l’incendie afin de passer de l’autre côté, mais il semblait ne pas évoluer. La nuit tomba brutalement et le brasier disparut ! Je dis bien « disparut », pas « s’éteignit ». Je n’avais jamais observé une chose pareille. Le lendemain, l’embrasement avait recommencé ! J’étais si intrigué que je suis resté quelques jours…
N’entendant pas la fin du récit, Kochtchéï tourna sur lui-même de plus en plus vite et, devenu tourbillon, s’y rendit en un éclair. Jamais il ne vit rien de plus beau. La montagne, un amas monstrueux de roches cristallines, était là, haute, brillante de mille feux sous le soleil. La nuit, le ciel étoilé s’y reflétait et elle disparaissait. Au petit matin, le sorcier distingua le palais de verre au sommet et un peu en contrebas une véritable ville fortifiée. Il était si émerveillé qu’il décida de s’en emparer tout de suite, de conquérir sur le champ la future capitale de son futur empire.
Il gravit le contrefort, il ne chercha ni à voler, ni à glisser, ni à courir, il voulait pas à pas l’apprivoiser, la sentir, la soumettre sous ses pieds. Un chemin lisse, sans aspérité, sans herbe, sans arbre pour se protéger du soleil conduisait à la cité. Une foule importante essayait d’y pénétrer pour y faire affaire, une autre en sortait, affaires faites. Il y avait un dragon qui gardait le pont menant à l’entrée de la ville. Il avait replié ses ailes et se tenait assis sur son derrière comme le font les chiens, sa queue fouettait de temps en temps la rue, bousculant aléatoirement les chariots qui tentaient de passer devant la porte. Son corps était couvert d’écailles de la taille d’une main. Il avait une superbe crête qui, partant du chef, courait jusqu’à l’extrémité de son appendice caudal. Sur son visage, des verrues qui ressemblaient à de courtes cornes ou de gros poils raides et durs se dressaient furieusement. Il en avait de nombreuses indiquant que c’était une bête adulte, quoique petite, ne dépassant que d’une tête un homme. Il sentait la fumée et le souffre. De temps en temps, il tendait aux voyageurs sa patte griffue pour leur réclamer de l’argent. Il contrôlait les entrées et les sorties et, par pure méchanceté ou pour montrer son autorité, tuait qui bon lui semblait, dépouillait qui il voulait, son désir faisant force de loi. On pouvait le soudoyer facilement et les plus riches passaient sans trop de difficultés, il se rattrapait sur les malheureux.
Kochtchéï était très déçu. Il s’attendait à affronter un monstre extraordinaire et n’avait devant lui qu’une vulgaire fripouille, un être méprisable. Même sa cruauté était mesquine !
– Comment peux-tu te conduire ainsi ? Ne crains-tu pas Dieu ?
– Je ne crains que Kochtchéï, l’immortel.
Alors celui-ci tira son épée. Sa lame pouvait briser une enclume et fendre en deux une toile d’araignée sans la déchirer. Elle fut forgée par les démons dans les feux de l’enfer et le destin des hommes y était, disait-on, gravé dans une écriture inconnue. Quand Kochtchéï s’en était emparé après avoir tué son possesseur, les motifs s’effacèrent, mais les propriétés physiques restèrent. Malgré ses écailles, sa peau en cuir épais, ses muscles durs comme l’acier qui tendaient son cou, le dragon fut incapable de résister et, d’un coup, Kochtchéï lui trancha la tête. La foule hurla de terreur, mais le sorcier, impassible, essuya sa lame. Il se demandait si c’était vraiment là ce fameux Idolichtiè censé être le maître des lieux. Dans ces conditions, la besogne était plutôt facile. Mais pourquoi alors les gens ne le portaient-ils pas en triomphe ? Visiblement, leur ancien despote était ignoble. Il s’interrogeait à ce sujet quand il perçut un mouvement au-delà de la porte, un cheval refusait d’avancer et son cavalier criait à tue-tête.
Il s’approcha de ce tumulte et vit un second dragon, bien plus grand que le précédent, avec deux têtes, qui bousculait sa monture, un immense percheron, pour venir au secours du premier, mais l’animal renâclait.
– De quoi as-tu peur, mauvaise carne ? Ne sais-tu pas que je ne crains rien ni personne si ce n’est Kochtchéï, l’immortel ?
En entendant ces mots, Kochtchéï brandit de nouveau son épée et frappa le destrier. Celui-ci, en s’affaissant, fit tomber son cavalier dont il écrasa dans sa chute le pied. Le monstre jura, il était coincé. Sans prendre le temps de se dégager, ses têtes vomirent des flammes sur son adversaire. Le sorcier s’était protégé avec son bouclier, taillé dans la pierre volcanique, recouvert d’acier, à la fois léger et résistant aux coups de hache et au feu. Cracher ainsi est une erreur, car l’animal s’essouffle et se trouve dès lors à la merci de son ennemi (à condition bien sûr que celui-ci ne se roule pas de douleur, essayant d’éteindre son corps embrasé). Alors, d’un va-et-vient de sa lame, Kochtchéï coupa les deux têtes, une à l’aller, une au retour. Maintenant, la foule suivait, silencieuse, cet homme qui avait tué deux monstres sans sourciller. Pas d’enthousiasme. Ce n’était donc toujours pas Idolichtiè ! Combien de dragons y avait-il dans cette ville ?