Vassilissa en paya le prix. Sa marâtre la traita comme une servante, multipliant vexations et corvées. Sa belle-sœur, prenant exemple sur sa mère, en faisait autant. Mais c’était surtout sa beauté que les deux femmes avaient du mal à accepter. On lui imposa les tâches les plus rudes, les plus longues, les plus pénibles afin que le mal-être la fît laidir, que le vent et le soleil la fissent noircir, que le travail la fît dépérir.
Vassilissa s’épuisait à faire ce que demandait sa marâtre, souffrait, pleurait souvent, mais loin du regard de ses tortionnaires. Cela leur aurait fait trop plaisir et n’aurait en rien amélioré sa situation. À dix ans, elle avait compris qu’il ne sert à rien de supplier un bourreau, qu’au contraire, cela ne peut que le réjouir et donc l’encourager à aggraver ses exactions. Le soir, elle était seule dans la grande pièce vide et froide, sa belle-sœur et sa belle-mère dormant à l’étage où c’était plus chaud, plus douillet. Par chance, elle avait sa poupée soigneusement cachée dans un recoin de la maison et, avant de se coucher, quand elle n’en pouvait plus, quand elle se jetait sur le lit en larmes, Kukolka lui rappelait que c’était l’heure du thé.
Ce cérémonial lui donnait l’impression d’être toujours une petite fille, d’être encore heureuse, de continuer à jouer. Quand, parfois, elle se rendait compte qu’elle ne faisait que semblant de s’amuser, son chiffon répliquait que faire semblant, c’était très amusant et toutes deux riaient. Cela lui permettait de rester elle-même, de ne pas se laisser submerger par la haine. Elle disposait deux assiettes, des ronds découpés dans du papier, deux verres, des morceaux de bois dont la forme rappelait celle de gobelet et la couleur celle du thé, le samovar était un tabouret retourné. Elle déposait quelques miettes de son repas, ce serait les gâteaux, les douceurs indispensables. Assises l’une en face de l’autre, elles se servaient tout en menant une conversation mondaine. Kukolka était devenue gourmande, elle engloutissait les biscuits avec une voracité qui enchantait l’enfant, bien qu’elle doive, à cause de cela, se contenter du liquide amer. Sa poupée se faisait pardonner en lui prodiguant de bons conseils, en parlant de la vie en général, en lui racontant mille histoires, en lui chantant les berceuses de ses premières années. Il n’y avait pas de mélancolie quand elle évoquait ce temps-là, juste du bonheur. À l’étage, on suffoquait en l’entendant rire, en la sentant vivre en dessous. Mais comment punir celle qui n’a plus rien ? La tuer ? Elles n’osaient pas. Quant à la priver de Kukolka, elles ignoraient son existence. Mère et fille passaient leurs nuits à résoudre ce problème insoluble. Torturées par de telles pensées, vertes de jalousie et de haine, elles enlaidissaient de jour en jour, tandis que Vassilissa, de son côté, embellissait.
Dans la taverne du village, Misayre buvait, avec quelques autres commères, du petit lait. C’était une façon de parler, car l’une d’entre elles avait récupéré quelques roubles et les avait dépensés en alcool. L’ambiance était plus que joyeuse.
– Ils vont vendre, c’est sûr ?
– Fiodor m’en a touché un mot. Il cherche un logement bon marché et je lui ai conseillé de louer une minuscule pièce sous la charpente de mon immeuble.
– Il avait mis le peu qu’il avait dans un bateau qui a fait naufrage. Ils n’ont plus que des dettes !
– La Olga Ivanovna ne fera plus sa fière !
– Ce sera dur pour sa fille. Elle est si laide.
Les commères pouffèrent de rire.