La jeune fée s’approcha à nouveau de Laszlo. Il fut heureux de la voir revenir à lui, il avait tenté vainement de la retrouver, mais c’était difficile, étant, sans arrêt, sollicité pour sa musique. Elle guidait, en le tenant par la bride, un cheval, tout en muscles, puissant, les naseaux fumants, la crinière sombre, le pelage chocolat, une tête fine et intelligente, des yeux bien ouverts et expressifs, un front haut et des oreilles alertes, une encolure longue, un poitrail majestueux, un dos court, droit, une croupe large, une queue soyeuse.
– Voici mon cadeau, Laszlo. Prends-le ! Où tu voudras aller, il t’y conduira. Si tu ne sais où aller, il t’y mènera aussi bien. Si tu le perds de vue, il te suffira de murmurer
Quand le coq chantera, Cheval brun, cheval bai, Coursier sage et avisé, Sivka-Bourka paraîtra.
et il réapparaîtra. Dans un an, reviens nous enchanter.
Le tzigane refusa de partir. Pas après avoir rencontré l’amour de sa vie ! Elle lui sourit. Il était délicieusement ridicule avec ses caprices d’enfants au moment où le danger guettait.
– Il faut vraiment te retirer ! Bientôt, ils vont venir et ce sera plus sombre que le trou de l’enfer. S’ils sentent une présence masculine, ils deviendront méchants.
– Qui « ils » ?
Pour toute réponse, elle posa un baiser-fleur sur ses lèvres.
– Tu ne peux rester. C’est trop périlleux !
– Et toi ?
– Je suis une femme !
Il rit. C’était bien pour cela qu’il ne voulait pas s’en aller. Pour la défendre, entre autres… Elle le fit taire d’un nouveau baiser, plus léger, à peine un frôlement.
– Nous pourrons un jour être ensemble, mais maintenant, il faut partir !
En désespoir de cause, il lui demanda son nom.
– Lioubov[3].
– Alors, sois charitable et indique-moi comment te retrouver.
Pour toute réponse, elle lui sourit. Cela ne disait pas « comment », mais cela promettait que l’on se reverrait et c’était pour Laszlo beaucoup. Aussi accepta-t-il de s’en aller, avec un cheval, un prénom et, pour rendez-vous, un lieu maudit, un an plus tard.
Lioubov avait raison, il avait trop attendu. Tandis qu’il s’éloignait, chevauchant Sivka-Bourka, il sentit la terre trembler et devina, au milieu des filles, des êtres gigantesques, des formes répugnantes, des ombres surgies du néant, attirés par les rires juvéniles. Il crut distinguer Chernabog, le Dieu noir des enfers avec ses grandes ailes de chauve-souris, ses muscles saillants et ses yeux sans iris, Tcherv, le démon de la famine, squelette aux vêtements en loques, claudicant et toujours dévorant un os sans chair, Kaptar, le géant sauvage aux longs poils, humanoïde que Dieu rejeta avant de nous créer, Gorymytch, le monstre aux écailles, ruisselant d’une eau sombre. Tant d’autres suivaient qu’il ne reconnaissait pas. Il pâlit en songeant à Lioubov et voulut revenir. Ce fut alors qu’il l’aperçut avec ses cheveux-fleurs, ses fines lèvres roses, ses traits angéliques, son corps-plante, sourire, s’offrir, s’ouvrir à un être immense mi-bouc mi-homme au visage déformé, aux pattes velues et à l’odeur pestilentielle, tenant entre ses sabots, comme un pied de nez au malheureux gitan, un instrument de musique : une flûte en roseau. Elle n’était pas la seule dans cet état : toutes les sorcières accueillaient ces démons par de joyeuses roucoulades et des gestes obscènes, écartant largement leurs cuisses pour les exciter. Cette horreur-là, plus que le danger, le décida à s’en aller. Ce ne fut que des semaines plus tard qu’il comprit qu’à la distance où il se trouvait, il lui était bien impossible d’observer de tels détails, encore moins de sentir quoi que ce soit. Il n’avait pu qu’apercevoir des silhouettes, tout le reste était sorti de son imagination malade.
Les sorcières n’étaient pas stupides. Elles s’unissaient à ces créatures infernales, communiaient avec les sombres divinités, les caressaient, les cajolaient, les enjôlaient, se laissaient pénétrer pour aspirer leur vitalité, tout en évitant d’ouvrir un passage, via un enfant, à ces êtres venus des abîmes. Baba Yaga était si vieille ! Cela faisait des années qu’elle se contentait, tout en buvant, de regarder, d’entendre les cris de douleur/jouissance de ses malheureuses sœurs. Elle avait cessé de se méfier, se sachant non désirée. Elle prenait son plaisir à travers celui des autres. Ce n’est pas ainsi que l’on attrape un bébé. Et pourtant ! Le diable était malin !