III-Laszlo

C’était la pleine lune et on y voyait comme en plein jour. À un détail près : la lumière était blafarde, malade, les ombres étaient gigantesques, les contrastes tranchés. Cela allait plutôt bien avec le décor : un vieux cimetière toujours vivace, c’est-à-dire encore utilisé. Au fil des ans, voire des siècles, il se transformait, délaissant les lieux trop remplis pour s’étendre, pour conquérir de nouvelles zones, le village en faisait autant, devenant commune puis bourgade. Il y avait de l’espace et les morts, comme les vivants, le géraient avec la même insouciance, avec la même morgue vis-à-vis de la nature.

la veuve

Il y avait des parties pour les pauvres où une simple dalle, une modeste pierre verticale marquaient votre place, ailleurs, de véritables monuments vous recommandaient à Dieu. Puis le temps faisait son travail, frappant d’abord les petites gens, les mal enterrés, effaçant toute trace de leur venue ici-bas. Les autres, du haut de leur grosse stèle, résistaient mieux. Puis eux aussi périclitaient : les fleurs, déposées au début à profusion, se faisaient rares, l’entretien des tombes passait de mains éplorées à des mains rétribuées, avant d’être, au fil des générations, complètement abandonné.

Laszlo errait dans une partie délaissée depuis des lustres, au milieu de croix et de pierres usées, renversées, brisées. Plus d’offrandes, plus de plantes y compris les vivaces, mais de l’herbe, de la chienlit. Les êtres qui y étaient enterrés n’avaient pas réellement existé. Oubliés de leur vivant, ils l’étaient dans la mort. Il émanait de ces tombes une profonde tristesse, une immense injustice. Le gitan regarda avec colère l’autre zone, l’autre cimetière, là où des végétaux pérennes en pots, en baquets, de multiples bouquets d’orchidées blanches, de dipladénias rouges, de géranium ou simplement de lavandes, étaient déposés devant de belles pierres, de grandes croix.

Il se demanda pourquoi il s’y trouvait, en pleine nuit, quand il remarqua l’arbre et il comprit. Alors que la commune plantait régulièrement des cyprès, à cause de leur longévité, pour servir de coupe-vent grâce à leur hauteur et à la densité de leur feuillage, un if avait poussé entre deux tombes, les bousculant, dérangeant les morts, brisant une large stèle. Non sans souffrance. Son tronc en était tout déformé, noueux, scindé, incapable de résister à l’invasion de plantes grimpantes, ses branches se tordaient, ses grandes aiguilles pointues étaient pâles, verdâtres et, cependant, l’arbre ne manquait pas de fleurir au printemps, des petites boules jaunâtres qui s’éparpillaient pour polliniser le terrain, pour se reproduire, survivre. Il se trouvait dans un espace jadis réservé aux riches familles depuis disparues, depuis oubliées. Des tombes, plus récentes, plus pauvres, plus anonymes avaient poussé au milieu des caveaux, mixant enfin, à travers le temps, les classes sociales. Exactement, comme sur le dessin de la carte !

En s’approchant de l’if, Laszlo vit que la veuve était toujours là. Elle se tenait, debout, appuyée contre un mausolée, vêtue de noir, mais d’un noir gris, pitoyable. Son élégante chevelure était dissimulée sous un voile. Ses traits déformés, ses yeux alourdis par les larmes l’enlaidissaient comme si la douleur ne pouvait concevoir la beauté. Pourtant, ce n’était pas tant la tristesse qui émanait d’elle que la lassitude. Cela faisait des heures qu’elle vivait dans un monde où « il » n’était plus ! Le gitan s’approcha de la tombe. Il voulait savoir, avoir une certitude. Pour cela, il devait lire l’inscription sur la pierre. La lumière, filtrée par le feuillage de l’arbre, laissait une partie de la stèle dans l’ombre. Il se contenta de déchiffrer le nom et la date, Bartalom Laszlo, 22 août xxxx.

De surprise, Laszlo écarquilla les yeux, ce qui le réveilla.

Le soleil venait à peine de se lever et sa douce clarté traversait les persiennes de la roulotte. Il était seul. Pourtant, outre le canapé où il était couché, il y avait deux planches en hauteur qui servaient de lits, avec tout le confort nécessaire, matelas, oreillers et couvertures. En dessous, il y avait une table et des chaises, une étagère avec des épices, une petite armoire. On préparait toujours la cuisine à l’extérieur, mais en cas de pluie, on mangeait à l’intérieur. Les propriétaires voulaient avoir à portée de main, voire de regard, ce dont ils avaient besoin et cela donnait une impression de fouillis – en réalité, toute chose était bien rangée, car on n’avait pas assez de place pour laisser traîner ses affaires – et un côté chaleureux et bon enfant au logement. Celui-ci était à l’image des Tziganes qui avaient accueilli Laszlo, la veille. Il allait à un mariage et, sur le chemin, il avait rencontré cette troupe de nomades. Ils avaient parlé, sympathisé. Ils lui avaient offert l’hospitalité pour la nuit, une famille lui cédant sa roulotte et dormant avec d’autres. Il n’avait pas refusé, pas même fait mine de le faire. C’était ainsi, il s’était contenté de les remercier. Maintenant, en regardant le bois chaud du toit incurvé, en respirant l’atmosphère confinée, mais chaleureuse de l’habitacle, en découvrant, à travers les volets toujours mal fermés ce ciel d’aurore, gris et rosé, où la lumière se dispute avec les ténèbres et finit par gagner, il appréciait encore plus ce geste. C’était le dernier jour de sa vie, car nous étions le 22 août, et il était content de le passer là, à côté de ces gens si simples.

La veille, la soirée s’était transformée en une petite fête. Il jouait du violon, les autres de la guitare et des castagnettes. La caravane faisait un cercle au milieu duquel une piste de danse impromptu avait été créée, les enfants criaient et couraient à droite et à gauche avec l’entrain et la grâce de cet âge. Un feu au centre entretenait une douce chaleur dans la fraîcheur très relative de cette soirée d’été. Il y avait beaucoup à boire, peu à manger. Cependant, le roi n’était pas leur cousin et les rires, les chants, les histoires se poursuivirent tard dans la nuit.

Et puis, il avait fallu se séparer, aller se coucher. Laszlo n’était pas retourné seul à sa roulotte, une gitane l’accompagnait, une gentille fille, avec de beaux yeux sombres que sa main habile avait agrandis à l’aide de khôl, une large boucle d’oreille en argent et un foulard rouge enroulé dans ses cheveux complétaient sa parure. Elle portait une ample jupe noire et un corsage couleur sang, couleur passion. Sur la table traînait un tarot. Alors elle lui avait proposé, avant de se coucher, de tirer les cartes, de voir s’il retrouverait sa bien-aimée. Laszlo avait sursauté. Comment le savait-elle ? Il ne se rappelait pas avoir songé à Lioubov ce soir-là. C’était même la première fois depuis leur rencontre que cela se produisait. Pour toute explication à la question qu’il n’avait pas exprimée, il eut droit au sourire malicieux de la diseuse de bonne aventure.

– C’est très simple, tu vas voir ! Tu mélanges le paquet en le battant ou en le coupant autant que tu veux, puis tu tires une carte. C’est la réponse à ton interrogation. Tu recommences le manège et tu en prends une deuxième que tu poseras à droite de la première, puis une troisième à gauche. Elles vont compléter cette réponse, la confirmer, la renforcer, la préciser ou la nuancer, l’atténuer, la contredire.

Il procéda comme indiqué. Il était mal à l’aise en mélangeant le jeu. Il est toujours difficile de parler de l’amour de sa vie à la fille qui doit réchauffer votre solitude d’un soir. Elle s’en moquait. Ni lui ni elle ne désiraient prolonger leur rencontre au-delà de la nuit. Il craignait aussi de connaître son destin, mais il n’osa refuser. Se jetant à l’eau, il sortit les trois lames, les unes après les autres, sans prendre le temps de bien battre entre deux tirages.

Le verdict fut sans appel.

La première carte représentait un squelette, vêtu d’un simple drap diaphane, un suaire, et tenant dans sa main sans chair un sablier dont tout le gravier s’était écoulé : la mort. Cela commençait mal ! Sur la seconde placée à droite on voyait un cimetière désolé et une femme, habillée de noir, appuyée à une stèle en ruine, à l’ombre d’un if dégarni : la veuve. La troisième sur la gauche semblait apporter un peu d’espérance, car c’était le dessin d’une chambre d’enfant avec un berceau en bois, un ours en peluche et une tétine qui attendait patiemment le réveil de son occupant : le bébé. Malheureusement, elle se présentait à l’envers et signifiait donc l’opposé de ce qu’elle disait et le contraire d’une naissance était… 

Le tirage se passait de commentaire, aussi la gitane n’en fit pas. Elle se contenta de saisir, anxieuse, la main de Laszlo et de la retourner pour voir dans sa paume, sous le mont de Vénus, le sillon de sa ligne de vie. Il était si court que la jeune fille blêmit. Pas un mot, une simple pression pour dire toute sa compassion et elle était sortie. Il n’était plus question de faire l’amour. Il eut même du mal à s’endormir. Il songea longtemps à Lioubov et à cette prophétie. Durant son sommeil, il eut ce rêve où il se promenait dans le cimetière, celui de la carte, où il trouva la tombe grâce à l’if, rêve qui lui apporta une précision importante : sur la dalle funéraire, la date qu’on y lisait, le 22 août, c’était aujourd’hui.

Il se leva lentement. Il y avait dans la caravane de nombreuses drogues : de quoi tuer un homme, de quoi le sauver, de quoi éviter la douleur. C’est facile d’accepter de mourir, c’est plus dur de souffrir. Il mit quelques poudres dans sa bourse et sortit dans la fraîcheur de l’aube. Dehors, dans le cercle formé par les roulottes, il n’y avait que la jeune femme de la veille, les autres dormaient. Elle avait les traits tirés, le sommeil, pour elle aussi, avait dû être agité. Ce n’est pas si simple d’annoncer à un bel homme plein de vie qu’il va disparaître. Elle lui proposa du café d’une voix lasse. Il eut un choc. Elle ne portait plus ni foulard ni boucle d’oreille, un large châle noir couvrait ses épaules et sa poitrine pour la protéger de la fraîcheur matinale, sa jupe sombre était sans fioriture. Elle frissonnait. Le froid ? La prédiction ? Hier, elle était jeune et jolie, aujourd’hui, elle était entre deux âges, sa peau cuivrée et ridée par le soleil des chemins et la misère la vieillissait. Mais c’était la tristesse de son regard, la fatigue voire l’épuisement qu’on y lisait qui le troubla. Elle ressemblait à la veuve d’une des cartes, à la femme entraperçue dans son rêve. Ses longs cheveux souples, fuligineux renvoyaient au voile de la malheureuse.

Laszlo lui en voulut, il aurait souhaité vivre cette ultime journée pleinement, gaiement, mais son désespoir était contagieux. Il songea à Lioubov qui était, au contraire, la vie même. Il ne serait pas au rendez-vous. Plus que la perspective de mourir, plus encore que celle de ne pas la revoir, il y avait cette hantise qu’elle puisse croire qu’il l’avait trahie, qu’il l’avait déjà oubliée ou, pire, qu’il avait eu peur de revenir sur la colline maudite. Elle lui avait donné Sivka-Bourka, le cheval à nul autre pareil, pour qu’il retrouve le chemin, mais ce dernier ne pourrait l’y amener depuis sa tombe ! Il ne doutait pas du pouvoir de sa monture. Combien de fois l’avait-il transporté à travers l’obscurité la plus totale, à travers une tempête, à travers une forêt, à bon port ? La voix douce de Lioubov résonnait en lui : « Où tu voudras aller, il t’y conduira. ».

Elle avait ajouté, moqueuse, « Si tu ne sais où, il t’y mènera aussi bien ! ». Les mots tournèrent dans sa tête, une farandole ironique, joyeuse. Il entendit son rire franc.   Ainsi, il aurait pu partir à sa rencontre quand il le souhaitait. Il avait mis trois mois à s’en rendre compte ! Il avait fallu cette certitude de périr pour qu’enfin son cerveau réagisse.

À peine, l’avait-il enfourché que Sivka-Bourka s’élança et galopa à longues enjambées. Les paysages se succédaient. Montagnes, collines et vallées s’enchaînaient sans que sa monture montre de fatigue. Arrivée près d’une maison, aux abords d’un village, elle se mit au trot puis au pas. Une jeune femme blonde à la fine silhouette qui travaillait la terre se redressa en les apercevant. Un large sourire illumina son visage. Ses yeux bleu violet brillèrent. 

Le samovar chanta et Nastasia Philippovna s’empressa pour faire le service. Elle prit la théière en céramique posée sur le corps du samovar en argent massif et versa généreusement le liquide brûlant et amer dans les trois tasses qu’Aliocha, son mari, lui présentait. Laszlo les regarda faire, perturbé de se retrouver dans ce salon trop cossu, à côté de ses amis. Il s’était interrompu au milieu de son récit lorsque Lioubov était apparue, cette femme, cette sorcière, le troublait au point que sa simple évocation l’avait ramené auprès d’elle, qu’il avait à nouveau respiré son odeur d’orchidée épanouie. Le tintement l’avait rappelé à la réalité et il en était gêné.

La cérémonie du thé fut la bienvenue. Il allait pouvoir suspendre son histoire quelques instants, le temps de se réhabituer aux lieux, de s’éloigner à regret de Lioubov. En remerciant son hôtesse, il saisit la tasse qu’on lui tendait et la compléta avec de l’eau chaude qu’il tira du robinet, n’hésitant pas à déborder dans la soucoupe. Pendant que ses amis se servaient à leur tour, il dégusta le trop-plein, plus tiède, moins fort en goût, ce qui lui permettait d’apprécier l’odeur d’agrume mélangé au thé noir. C’était ce qu’il aimait le plus. Plus dilué, le thé était agréable, il en percevait mieux la saveur. Le contenu de la tasse, il le boirait plus lentement, en essayant de faire disparaître la puissante amertume sous des douceurs, bonbons au miel, pains d’épice, biscuits. C’était un peu comme la vie, les premières gorgées étaient les plus suaves, ensuite, il fallait beaucoup de petits bonheurs pour en supporter l’acrimonie. Tout le monde étant servi, il reprit le cours du récit, plus loin, au moment de quitter Lioubov.

– Ne me jugez pas trop durement, mais à peine notre désir mutuel assouvi, les images du démon l’embrassant me revinrent plus précises que jamais. Vous vous souvenez qu’au moment du sabbat, elle s’était embellie d’une plante qui sortait de son sexe ? Le monstre, pour pouvoir la posséder, l’arracha avec violence et une griffe de sa main déchira la peau, en haut de la cuisse, à quelques centimètres de sa vulve. Une plaie comme l’empreinte du diable. Je me remémorais très bien ce geste. Bien sûr, je n’avais pas pu voir de tels détails, j’étais bien trop loin. Sauf sortilège ! Et la colline en était emplie cette nuit-là. Je regardais. La blessure était devenue un gros hématome. En la prenant, j’aurais dû lui faire mal, mais, les traités de démonologie sont clairs sur ce point, les sorcières ne ressentent rien, même pas la pointe d’une aiguille, là où elles ont été marquées.

Laszlo était terrifié en évoquant ce stigmate, cette preuve de la soumission de sa compagne au diable.

– Un instant, je pensai à vérifier cette insensibilité en frappant avec mon couteau là où la peau était bleue, autant par colère que par curiosité. Je l’aurais fait si je n’avais entendu sa voix anxieuse me demandant si tout allait bien. Sentait-elle que je l’avais démasquée ? Comment avait-elle deviné mon trouble ? Je faisais tout pour lui cacher et mon malaise et ma peur. Je songeais à la prédiction, c’était le dernier jour de ma vie, et j’avais partagé la couche d’une sorcière, marquée par le démon. Elle s’était donnée à moi malgré son amant, prête à affronter sa colère. Je ne l’étais pas. Je me levais, épouvanté. L’abandonnant, dans un fol espoir de me sauver malgré tout, je me précipitais dehors, hurlant le nom de Sivka-Bourka. Il vint à mon secours, ne me trahissant pas bien que ce soit elle qui me l’avait offert et qu’elle criait pour que je revienne. Il m’amena loin d’elle, très loin.

Laszlo se tut et but du thé pour se donner une contenance. Le liquide amer lui fit du bien, le calma. Il en avait besoin. Depuis qu’il connaissait son avenir, ou plutôt son absence d’avenir, il avait eu un comportement erratique. Son cheval avait décidé pour lui et l’avait conduit chez son ami Aliocha, un ancien officier du tsar. Celui-ci habitait dans un vieux château fort avec sa petite cour intérieure et son donjon au centre. Avec l’installation en Russie d’un pouvoir plus stable, avec des régions plus pacifiées, avec la disparition du brigandage à grande échelle, on avait fait abattre les murailles. Ainsi, le maître des lieux pouvait voir au loin, embrasser de son regard ses propriétés, ses biens, ses moujiks. La bâtisse, cependant, donnait toujours une impression de force et de sécurité que confortait la présence de la tour.

Abandonner Lioubov ? Comment avait-il pu être lâche à ce point ? Il n’avait aucune chance de survivre qu’il soit ici, qu’il soit là-bas ! Il y avait cette tombe avec cette date. Et les cartes ! Elles ne pouvaient mentir et toutes trois avaient trait à la mort. Non ! Une, celle représentant le bébé, était liée à la vie, il annonçait la naissance d’un enfant. Le sien ! Quand cette pensée traversa son esprit, il fut certain que c’était la réalité. Les retrouvailles avaient été brèves, mais fructueuses. Si la carte était inversée, c’était pour le prévenir que cet enfant serait la cause de sa mort.

Mais elle disait aussi que Lioubov ne périrait pas, puisqu’elle devait le mettre au monde. C’était une sorcière, elle saurait s’arranger avec le démon. Il allait être père, la femme de sa vie survivrait. L’avenir lui sembla moins terrifiant.

– Mes amis, j’ai vécu assez longtemps pour transmettre mon sang. Que peut espérer de plus un homme ? Un Tzigane n’a rien sur terre, alors il nous est facile de nous en aller.

Laszlo sourit à ses deux hôtes. Un Tzigane n’avait pas beaucoup de biens, il n’avait pas, non plus, beaucoup de liens. Il avait connu Aliocha et Nastasia Philippovna en animant leur mariage. C’était, à l’époque, entre eux, le grand amour. Une passion si forte qu’elle faisait fi de toute hiérarchie sociale, Aliocha était un paysan qui avait fui sa condition et était devenu soldat, Nastasia Philippovna la fille d’un duc qui avait ses entrées auprès de Sa Majesté le tsar de toutes les Russies. Ce romantisme avait touché le gitan hongrois, la musique qu’il avait produite à l’occasion avait bouleversé les époux. Ils étaient sortis, tous trois, unis par une émotion qui survivait au temps. L’amour était passé, l’amitié était restée et le chant sublimé.

À la mort de ses frères, Nastasia Philippovna avait perdu le goût de vivre. Elle avait toujours sa longue chevelure noire et souple, ses anglaises, mais celles-ci étaient ternes. De ses yeux en amande, tout éclat avait disparu. Son pas s’était alourdi, ses gestes mécanisés. Elle s’occupait encore des deux plus grands, faisant attention à leur éducation, à leur repas, à leurs jeux, mais ne les choyait plus ; quant au petit dernier, Ivan, elle se contentait de veiller à ce que la nourrice ne le laisse manquer de rien.

Autant sa femme était frêle, autant Aliocha était vigoureux. Lui n’avait guère changé, ses cheveux en boucles épaisses de moujik, sa grosse barbe noire, ses yeux qui semblaient fouiller votre âme, son rire toujours prêt le rendaient sympathique. Seul son regard sur sa compagne avait évolué. Il y avait désormais de la colère, du mépris.

Sans savoir ce qui s’était passé entre eux, Laszlo devinait qu’une rivière avait été traversée par l’un, pas par l’autre, et que, depuis chaque rive, ils se voyaient avec hostilité et dédain. Lui n’arrivait pas à les juger, lui était malheureux pour eux. Le couple le sentait et ils étaient contents qu’il en soit ainsi, qu’une âme se souvienne, à leur place, de leur amour.

– Le peu que j’ai, il faut que je le confie à quelqu’un. Sivka-Bourka est venu chez vous… Je n’aurais pas fait meilleur choix. J’ai un violon. Je vous l’offre, Nastasia Philippovna. Vous en jouez à merveille, nous avons bien souvent fait des duos. Chaque note sortie de vos mains sera comme une prière pour mon salut que j’entendrai là-bas.

Elle l’embrassa. Pas un mot, quelques larmes.

– Mon cher Aliocha, vous êtes un soldat, alors je vous donne Sivka-Bourka, mon cheval. Vous connaissant l’un et l’autre, je sais que vous vous apprécierez.

Aliocha se dressa. Il ne pouvait accepter un tel cadeau, mais surtout, il ne pouvait admettre la mort de son ami sans agir.

– Merci, Laszlo, j’en prendrai le plus grand soin, mais rien ne dit que demain vous ne rirez pas de votre folie. Rien n’est avant d’être ! Vous craigniez pour votre vie. La belle affaire ! Laissez-moi vous défendre. Je dédaigne les démons ! Je suis un vieux militaire, j’ai des hommes en armes, je saurais vous protéger. Il y a dans ce château un donjon, allons nous y réfugier. Les murs sont en pierre, de trois pieds d’épaisseur. La chambre n’a qu’une fenêtre, une ouverture devrais-je dire, munie de barreaux en fer. Nous nous y enfermerons. La porte, en chêne épais, devrait résister aux plus robustes. À chaque étage, il y aura des gardes dont je garantis la vaillance.

Laszlo fut touché. Ce n’était pas pour rien que sa monture avait choisi Aliocha, mais la promptitude de l’offre le remua. Il avait accepté de mourir ; il se ravisa. C’est la tragédie de l’être humain que d’espérer encore et encore. Peut-être que la survie de Lioubov dépendait de cette nuit, de la façon dont il lutterait ? Peut-être que le démon devait être tué ce soir pour qu’il ne puisse pas lui faire de mal ? Il eut juste le temps de consentir, à peine celui de remercier, qu’Aliocha courait à droite et à gauche pour préparer la défense. Il était tard et il y avait tant à faire.

Une heure après, les deux amis pénétrèrent dans le donjon. Au rez-de-chaussée, quatre ou cinq soldats attendaient en jouant aux cartes. On montait ensuite par un petit escalier étroit qui menait à la salle de garde. Là, une dizaine d’hommes en arme étaient prêts à intervenir et à prêter main-forte à ceux d’en bas, ainsi qu’à assurer une relève régulière. Toujours par le même escalier, on arrivait dans la pièce seigneuriale. Le confort y était médiocre, mais il y avait néanmoins un feu dans une grande cheminée, une table, deux chaises et un lit avec une couverture en peau et quelques blasons au mur. Ici aussi, quelques soldats attendaient pour livrer bataille. Aliocha avait préféré se réfugier au dernier étage, en soupente. Ainsi pour parvenir jusqu’à eux, le démon devait affronter trois salles pleines d’hommes en arme. L’habitat sous le toit était plus que spartiate : un coffre, deux trépieds pour les sièges, un couchage de fortune à même le sol pour se reposer et un chandelier suspendu pour assurer un peu de clarté. Pour tenir le coup, il y avait un samovar, quelques gâteaux. La nuit serait longue.

Ils s’attablèrent. Ils parlaient peu, buvaient leur thé par gorgées lentes, le savourant. Aliocha faisait moins le brave, les consignes données avaient rendu la menace plus concrète. Il ne craignait pas ce démon, lui et ses hommes étaient en nombre et pouvaient tuer une créature sortie de l’enfer. Non, c’était la prophétie qui le préoccupait. On peut vaincre un ennemi, mais que peut-on faire contre son destin ? Il cherchait vainement dans le trio de cartes tirées une interprétation différente, rassurante, une qui aurait pu faire germer l’espoir. Après tout, deux d’entre elles s’étaient révélées décalées : la veuve était devenue diseuse de bonne aventure, elle ne pleurait pas le défunt, mais l’annonce de la mort de celui-ci ; l’autre prédisait bien une naissance et, si elle était inversée, c’était dû à la nature de l’accouplement, Lioubov étant une sorcière. Mais la carte principale ne laissait subsister aucune ambiguïté.

Laszlo, lui, s’était levé et regardait par la fenêtre. Celle-ci était haute et il dut monter sur un trépied pour voir au-dehors. C’était son dernier coucher de soleil : celui-ci était en train de disparaître, le ciel était sang et deuil, la forêt noire, la prairie sombre. Une immense tristesse l’envahit qu’accentuaient les barreaux. Il était tzigane et il allait périr dans une prison. Il observa son ami, froid, silencieux, inquiet et si combatif avec son visage buté où se lisait une grande détermination. Il songea aux soldats qui allaient être tués pour retarder l’arrivée du démon, pour lui permettre de survivre quelques minutes de plus. Il avait été frappé par leur jeunesse et leur dévouement. Ils étaient prêts à obéir sans condition aux ordres. Il pensa à Lioubov. La reverrait-il ?

Il se dirigea vers le samovar, se servit à nouveau une large tasse et en offrit une à son compagnon.

Il n’y avait plus de soleil depuis bien longtemps. Aliocha sentit la fraîcheur le gagner. Il perçut même un courant d’air. Il s’en étonna. La fenêtre qui, en réalité, était une simple ouverture était bien trop haute pour expliquer cette sensation. Il se tourna vers la porte pour vérifier qu’elle était bien fermée. Elle était toujours là, bien cadenassée, solide. Le froid traversait les parois. Ceux-ci, en effet, se délitaient. Il se redressa et tira son épée.

Le bois restait du bois, la pierre, elle, devenait vaporeuse, transparente avant de s’effacer.

Ce ne fut pas le ciel ou l’escalier qui apparurent alors, ce fut une forêt. Il regarda à droite et à gauche, le château avait disparu. Ne subsistait que la porte. Il se demanda si, en l’ouvrant, il retournerait dans son monde ou si cette pensée n’était qu’un leurre pour qu’il le fasse. Pour toute réponse, la terre trembla et le monstre se montra. Il reconnut sans difficulté l’animal au visage déformé, aux cornes, aux pieds fourchus, sentant le bouc, décrit par Laszlo. En l’observant, il vit qu’il portait un objet dans une main et songea au sablier tenu par la Mort sur la carte du tarot gitan. Et si ce n’était pas la Mort que Laszlo avait retournée, mais ce démon, ce monstre qui avait été l’amant de Lioubov ? Que pouvait-on contre la Mort ? Rien ! Mais lui, on pouvait le vaincre ! Il scruta les traits de la créature. Avec sa tête osseuse, ses yeux caverneux, la confusion était possible ! Laszlo avait peut-être une chance de survivre. Il se tourna vers lui et vit que celui-ci s’était réfugié sur un arbre. C’était une bonne chose. Aliocha préférait affronter seul l’animal, son ami n’était pas un soldat et il aurait fallu le protéger tout en se battant. Il sortit son épée de son fourreau. Le monstre était impressionnant avec ses jarrets musclés, ses longs poils de bouc, mais il n’avait pas d’arme : le sablier qu’il tenait sur la carte du tarot était en réalité une flûte.

Contournant la porte, l’homme-animal se dressa et regarda en souriant Aliocha. Il était gigantesque, deux fois plus grand que son adversaire. Celui-ci, pourtant, attendait sans trembler. Au lieu de l’attaquer, l’être fantastique prit son instrument de musique et se mit à en jouer. C’était un air gai, des trillements joyeux. Le satyre dansa, se dandinant, frappant le sol de son pied fourchu pour marquer la cadence. Aliocha, ébahi, se tourna vers Laszlo.

– Ce n’est pas le diable, c’est le dieu Pan ! C’est le dieu du printemps…

Il se tut. Il n’y avait personne. Il entendit rire le monstre. Rien n’avait jamais changé sur ses traits, mais on y lisait maintenant de la cruauté et le vieux Pan était redevenu un démon. Il tenait Laszlo entre ses bras. Comment avait-il pu s’en saisir, contourner la surveillance d’Aliocha ? Celui-ci décida de renvoyer à plus tard ses interrogations, il fallait récupérer son ami et tuer la créature. Il menaça son adversaire, l’arme au bout du poignet, ce qui accentua le sourire de l’ange noir qui recula lentement, faisant bien sentir à son vis-à-vis qu’il ne fuyait pas, que c’était lui le vainqueur, mais qu’il ne voulait simplement pas se battre. Le soldat se précipita pour le frapper. Tenant toujours sa victime, il avait repris sa flûte et en jouait à nouveau. Un air guilleret. Les arbres, en l’entendant, se dressèrent pour empêcher Aliocha d’avancer. Le malheureux luttait désormais contre la nature, il coupait les branches et les racines qui tentaient de le retenir, de s’opposer à sa progression.

– C’est un cauchemar ! se dit-il et il se pinça pour être sûr qu’il ne rêvait pas.

Et le miracle survint : il ne ressentit aucune douleur. Il rêvait effectivement. Quand le démon comprit que son adversaire avait découvert que tout n’était qu’une illusion, son sourire disparut et, abandonnant la partie, il se mit à fuir avec une vivacité tout animale.

Dans un songe, tout est possible, on peut voler, se transformer. Le vieux soldat s’élança dans les airs. Il se déplaçait au-dessus de la forêt faisant des bonds en prenant ses appuis sur les branches. Avançant ainsi, courant sur la cime des arbres, il remonta rapidement le monstre. Celui-ci comprenant que tout était perdu, jeta Laszlo loin de lui pour faire diversion.

« Si je continue à le poursuivre, je risque de ne jamais retrouver Laszlo, la forêt est trop dense, trop sombre. »

À regret, Aliocha préféra porter secours à son ami. Il n’était pas blessé, mais il tremblait, pleurait, le remerciait, l’embrassait. Il était en état de choc. De façon incongrue, il se plaignait surtout de l’odeur. C’est vrai qu’il puait, ce bouc ! Les deux compères se mirent à rire. L’un d’eux souligna que les sorcières n’étaient pas seulement insensibles là où elles portaient une marque. La tragédie tournait en farce. Puis ils réalisèrent que leur situation était dramatique. Certes, c’était un rêve et ils disposaient de pouvoirs étendus, mais ils étaient perdus dans un univers qui n’était pas le leur. À quoi bon voler si le château n’existait plus, si l’on ne pouvait plus l’atteindre ?

Ils s’élevèrent tous deux dans les cieux pour constater que leur monde était une forêt sans fin et hostile. Elle était devenue une créature vivante qui grondait et ils étaient de nouveau deux êtres minuscules, terrifiés face à une nature gigantesque dont le démon était l’âme.

– Nous pouvons encore lui échapper, dit Aliocha. Il suffit de se réveiller.

Et il ouvrit les yeux.

Il était à nouveau dans le donjon. Les murs étaient revenus, solides comme avant. Lui ou Laszlo avaient dû crier, car, derrière la porte, les gardes cognaient. Ils essayaient même de l’enfoncer pour leur venir au secours tandis que d’autres étaient partis chercher Nastasia Philippovna qui avait le double de la clé. Leurs coups, dans le rêve, étaient devenus un tremblement de terre, le grondement de la créature-forêt qu’ils avaient dû affronter.

Il se leva et se dirigea vers la porte pour l’ouvrir, mais s’arrêta avant de le faire. Un soupçon, une appréhension. Regardant autour de lui, il découvrit qu’il était seul dans la pièce. Laszlo ne s’était pas réveillé, il était resté prisonnier dans ce monde cauchemardesque, à la merci du démon. Il vérifia, fouilla à droite et à gauche, la salle était trop petite pour que son ami soit caché. Derrière la porte, on ne frappait plus, on riait. Se recoucher ? Rêver pour retourner là-bas le rechercher ? Comment être sûr de le retrouver ? Il n’y a qu’une réalité, mais les songes sont multiples, jamais pareils. Son cerveau était en ébullition. Tant pis, il fallait essayer. Il ferma les yeux pour les rouvrir aussitôt : on ne s’endort pas sur commande surtout dans l’état d’excitation où il était. Non. La solution était d’attraper la créature qui ricanait derrière la porte. Il hurla pour appeler les gardes. Sans émettre le moindre son. Le démon contrôlait tout. Il frappa le sol de toutes ses forces pour avertir ses hommes. La douleur au pied le réveilla.

Il s’était assoupi sur sa tasse de thé qui avait roulé par terre. Les soldats tambourinaient, alertés par ses cris. Il avait l’impression d’être toujours endormi tant cela ressemblait au cauchemar qu’il venait d’avoir. Quand on rêve que l’on rêve qu’on rêve, comment savoir quand c’est vrai, quand c’est faux ? Cette fois-ci, Laszlo était bien dans la pièce. Son corps pendait au bout d’une corde fixée au barreau de l’unique ouverture. La carte représentait bien la Mort et il n’avait pas réussi à en préserver son ami. Il perdit connaissance.

Quand Nastasia Philippovna entra accompagnée des soldats pour porter secours aux deux hommes, l’un avait péri, l’autre délirait. On avait entendu hurler, on avait perçu des bruits sourds ; pourtant, on n’avait vu personne s’introduire dans la pièce ni en sortir et la porte était close. Chacun se signa en espérant qu’Aliocha reviendrait à lui et qu’il pourrait expliquer ce mystère.