Kochtchéï entra dans la cellule. Elle était plongée dans l’obscurité et sentait mauvais, l’air n’y était guère renouvelé, la porte étant close la plupart du temps. Il ouvrit sa main et une lueur apparut dans la paume de celle-ci, éclairant la pièce qui n’était pas plus grande qu’un cagibi. Un homme, ensanglanté, les habits déchirés, poussiéreux, redressa péniblement la tête. Il ne pouvait guère faire plus, il était à genou, entravé très étroitement à une pierre. Il y avait une écuelle contenant une eau saumâtre. Pour laper le récipient, le malheureux devait tordre son cou, tirer sur la chaîne en s’étranglant à moitié. Le supplice consistait en la possibilité de le faire, mais chaque goutte était chèrement payée. Les lèvres gonflées, cloquées, montraient que le captif y avait renoncé.
– Tu n’as pas soif, prince Ivan ?
Le prisonnier ne répondit pas et détourna son visage. Kochtchéï ricana. Ainsi, tout était fini et il avait vaincu. Pouvait-il en être autrement ? Désormais, son rival était à ses pieds, incapable de se défendre. Un geste, même pas, une pensée, et il était mort.
– Pourquoi le maintenir encore en vie ? se demanda-t-il, dégoûté.
Sa question l’intrigua, le dérouta. En effet, pourquoi, une nouvelle fois, l’épargnait-il ? Tant que le cœur d’Ivan battait, il y aurait danger. Il savait, par sa propre expérience, ce dont l’amour est capable. L’utiliser pour contraindre Vassilissa à l’épouser ? Ce n’était pas son genre de faire du chantage affectif, de forcer ainsi les sentiments, sinon il avait d’autres moyens, bien moins risqués, pour obliger celle-ci à être sa compagne. Il la désirait entière, consentante. Non, la raison était ailleurs. Sans doute craignait-il que l’annonce de la mort d’Ivan ne tue Vassilissa.
La pierre à laquelle le prisonnier était enchaîné était une statue, celle d’une jeune femme. Il approcha sa main, la lueur se fit plus intense et il put, sans difficulté, en distinguer les traits. Vassilissa bien sûr ! Il admira la cruauté du supplice.
– Bizarre, se dit-il. Si c’est moi qui ai vaincu Ivan, pourquoi est-ce que je découvre ce détail ? Et si ce n’est pas moi, qui m’a ainsi livré mon ennemi ? En tout cas, je comprends mieux « ma clémence » si je n’y suis pour rien.
De plus en plus intrigué, de plus en plus perplexe, il examina la statue. Elle était en granit, une roche douce au toucher et particulièrement dure, difficile à briser, appelée à durer. Il passa en tremblant ses doigts sur la surface lisse. C’était une merveille, les détails étaient si précis qu’elle semblait vivante. Il se demanda si l’artiste avait observé cette légère ridule sur le cou. Elle y était. Une seule personne au monde était capable d’un tel chef-d’œuvre.
C’était absurde. Jamais, il n’aurait cédé à pareille abjection !
Il s’éveilla et resta de longues minutes, couché, le cœur battant, sans bouger. Dans un sens, il était content de découvrir qu’il s’agissait d’un cauchemar. La logique n’étant plus celle du réel, mais celle des songes, c’était moins angoissant. Cela n’en était pas moins traumatisant, car ses rêves se concrétisaient le plus souvent.
Les rêves.
Il en existe de différentes sortes. Certains ne sont que le reflet de nos fantasmes, de nos désirs, de nos pulsions. Ce ne sont alors qu’émotions, qu’images furtives que nous oublions en général en nous levant. Dommage ! Ils nous permettraient de mieux nous connaître. En attendant, ils nous font accepter le refoulement de notre libido la plus noire. Dans d’autres, notre subconscient nous parle. Il se souvient de notre passé, de notre quotidien, d’événements, certains marquants, d’autres à priori anodins, et nous les restitue durant notre sommeil, d’une manière onirique, c’est-à-dire le plus souvent déformée, parfois agréable, parfois effrayante, parfois triste. Il peut également être amené à réfléchir à des questions que nous nous posons dans la journée et à nous proposer ses réponses. C’est pour cela qu’il nous arrive de nous coucher avec un problème et de nous réveiller avec une solution, bien que, la plupart du temps, celle-ci se présente sous une forme si irréelle que, souvent, on ne peut pas la déchiffrer. Enfin, certains rêves sont prémonitoires, mais, là aussi, l’avenir n’apparaît pas toujours clairement. C’est confus, symbolique. Rares sont ceux qui savent les interpréter, la première difficulté consistant déjà à faire la différence entre les songes qui nous parle du futur et ceux qui ne sont que de simples fantasmes.
Depuis quelque temps, depuis que ses espions lui avaient appris que sa mère avait soigné Ivan et que celui-ci se dirigeait vers la cité de cristal, il refaisait chaque nuit ce cauchemar, celui où il découvrait Vassilissa statufiée, Ivan enchaîné. Il regrettait maintenant d’avoir épargné la vie du moujik. Il avait cru naïvement que ses richesses, sa puissance, la beauté de ce qu’il possédait séduiraient Vassilissa et que son rival en serait mort de jalousie, mais elle disait non et la menace de le voir réapparaître se confirmait un peu plus chaque jour.
– J’ai laissé passer l’occasion de m’en débarrasser. Si Baba Yaga l’a aidé, c’est qu’elle pense qu’il a une bonne chance de me vaincre. Connaissant sa pusillanimité, elle doit même en être totalement convaincue ! Sinon, elle n’aurait jamais osé affronter ma colère.