Les deux compères furent très heureux de ce partage : le rapace avait les honneurs, le fauve la substance ; l’un était vaniteux, l’autre avide. Se parlant entre eux dans la langue des animaux, ils se dirent qu’Ivan était vraiment très malin et qu’il valait mieux le tuer tout de suite avant qu’il ne devienne dangereux. Comme malgré tout, ils le trouvaient très sympathique, ils s’excusèrent auprès de lui de ce qu’ils étaient tenus de faire. Ce dernier comprit qu’il était en difficulté, car, même si son cheval pouvait lui venir en aide, ce serait dur de parer une attaque conjointe du faucon à la tête et du loup aux jambes. Il choisit de temporiser.
– Pourquoi se battre ? Jouons aux cartes. Si je perds, je ne me défendrai pas et, si je gagne, vous ne me mangerez pas !
Ils réfléchirent. Ils avaient l’avantage, mais Ivan était jeune et robuste et leur donnerait bien du mal. Et puis, après tout, c’était un ami !
– Je préfère les devinettes, dit l’oiseau qui avait volé à travers le monde, suivi la route des caravanes, passé des soirées avec les marchands qui en posaient sans cesse pour tromper leur ennui loin du foyer. Le premier qui ne répond pas à la question perd.
– D’accord, je commence. Je n’ai pas de langue, cependant, je répète tout ce que j’entends.
– L’écho, dit sans hésiter le faucon. Mais essaie de résoudre celle-ci. Comme un ange gardien, je t’accompagne le jour durant, mais contrairement à lui, je te laisse faire ce que tu veux la nuit.
– L’ombre. Mais écoute plutôt celle-ci : nous sommes jumelles, pourtant ma sœur m’a engendrée et j’ai engendré ma sœur[1]…
Au bout d’un moment, Loup-Féroce, qui n’avait pas le temps de chercher, se lassa. Les réponses fusaient, parfois un joueur réagissait avant que son adversaire ne finisse sa question. Il était évident que tous les deux connaissaient les mêmes devinettes. Si Finist-Fier Faucon avait suivi les caravanes, Ivan en avait bien souvent fait partie.
– Arrêtons là, grogna-t-il en montrant ses crocs. Je déclare match nul. Essayons autre chose. Ivan et moi, on va se raconter des histoires à dormir debout. Celui qui s’endort a perdu !
L’animal avait l’habitude de sortir la nuit et de veiller. Ivan n’hésita pas, il lui arrivait souvent lors de ses périples de passer plusieurs jours sans sommeil, il était sûr de gagner. Ils se lancèrent dans des récits épouvantablement longs, invraisemblables, sans queue ni tête et totalement dépourvus d’intérêt que nous tairons pour éviter que, cher lecteur, tu ne t’assoupisses en lisant ce chapitre. Ce qui était le cas du faucon qui somnolait, le bec caché sous son aile. De temps en temps, il s’éveillait, essayait de suivre une histoire puis fermait à nouveau les yeux. Le loup, lui, tenait le coup. Il y avait bien des moments où il semblait s’endormir, mais l’instant d’après, il était de nouveau en forme.
Au bout de deux jours, Ivan finit par comprendre que quand son adversaire était fatigué, le rapace sommeillait à sa place. Les deux amis trichaient. Bientôt, ce fut lui qui commença à avoir la voix hésitante, les paupières clignotantes. Le loup et le faucon se regardèrent avec une joie féroce. Le jeu offrait une merveilleuse opportunité, car, même si le perdant refusait d’admettre sa défaite, il serait suffisamment épuisé pour être incapable de se défendre.
– Alors, Ivan ? J’espère que tu ne t’endors pas !
– Non, dit celui-ci sur un ton de nouveau affermi, je me demandais seulement s’il y a plus de feuillus que d’épineux dans cette forêt.
Loup-Féroce jeta un œil méprisant autour de lui et répondit :
– Plus de feuillus !
– Je ne suis pas d’accord. Les bois s’étendent bien au-delà de cette clairière, objecta Ivan.
Le faucon aussitôt se secoua. Il était si heureux de pouvoir se dégourdir les ailes.
– C’est facile, je vais les compter. Continuez vos histoires, je reviens tout de suite.
Au départ, Finist-Fier Faucon pensait qu’il lui suffirait de s’élever assez haut pour dénombrer sans difficulté les arbres, mais la forêt était vaste et s’il montait trop pour englober la totalité du terrain, il ne pouvait plus distinguer les feuillus des épineux. C’était un oiseau méticuleux, il préféra partager le problème en zones puis faire son travail dans chacune d’elles. Ce n’était pas si simple, car il fallait éviter de compter deux fois le même arbre. Il arriva néanmoins à bout de tous ces problèmes et finit par avoir le bon résultat. Il s’empressa alors de retourner au campement, content de pouvoir dire que son ami Loup avait raison. Quand il les rejoignit, celui-ci dormait profondément, confiant, la tête sur les genoux d’Ivan, le cou reposant sur le tranchant de Klad, sa shashka. Finist-Fier Faucon éclata de rire.
– Prince Ivan, puisqu’à deux reprises, nous avons été à ta merci et que tu nous as épargnés, nous te sommes redevables. Nous allons t’accompagner, faire ta gloire et ta fortune, puis nos chemins se sépareront, mais nous resterons amis.
– Je ne suis pas prince.
– Je suis un faucon bleu, mon compagnon est un loup bleu. Nous ne saurions aller avec un simple moujik. Je te promets : tu seras prince !
[1]Il s’agit d’une des deux énigmes que pose le sphinx à Œdipe : la réponse est le jour et la nuit. L’autre, plus connu, a trait à l’homme.