Le troisième soir fut le plus terrible. Ivan n’eut pas le loisir d’observer le ciel. À minuit, il n’entendit pas le loup hurler, mais peut-être ne hurla-t-il pas et ronflait-il dans son coin ? Les morts eux-mêmes ne bougèrent pas. Comprenant qu’ils ne pouvaient rien faire, ils restèrent bien au chaud dans leur linceul. Le danger était ailleurs. C’était sa troisième veillée. Or, dans la journée, s’il ne s’était pas entraîné comme la veille, il n’avait guère dormi. La certitude que l’épée serait à lui le lendemain l’avait tellement excité qu’il n’avait pu se reposer. Qu’allait-il devenir avec ce sabre, lui qui avait défié les spectres ? Il avait montré son courage et se voyait en soldat du tsar, gravissant une à une les étapes pour être sous-officier, puis officier, puis général, puis commandant en chef. Il jura de ne n’avoir jamais d’autre arme que sa shashka. Contrairement à son grand-père qui avait acheté sa charge, il sortirait du rang comme son père, il en avait l’étoffe. De la journée, il ne sut s’il guerroyait, défiait les plus cruels cosaques, mangeait ou dormait. Tout se mélangeait. L’angélus le ramena à la réalité : il y avait encore une nuit à passer. Il serra son épée et se rendit au cimetière et s’assit sur une tombe. Cela semblait difficile, voire impossible, de lutter. Il essaya de fredonner quelques chansons, mais les paroles lui échappaient.
Faisait-il froid ou la soirée était-elle tiède ? Pleuvait-il ? Ventait-il ? Y avait-il des étoiles dans le ciel ? Ivan était bien incapable d’y répondre. Il ne dormait pas, mais toute son attention était concentrée pour la maintenir. Il se leva, marcha un peu. Un bruit le fit sursauter. Il venait de lâcher sa shashka. Il la ramassa et s’entailla le bras. La douleur le réveilla, il se sentit mieux, le sang apporta un peu de couleur à la nuit en tombant goutte après goutte sur la tombe paternelle. Aliocha but avec avidité cette vie. Cela lui donna la force de sortir une dernière fois et de s’approcher de son fils. Il était heureux. Les morts avaient renoncé et n’étaient même pas venus tenter quelque chose. Ils n’avaient pas de ténacité, ils en manquaient déjà de leur vivant et c’était pour cela que lui, Aliocha, les avait battus, dépouillés. Il était sauvé. Il s’adressa à Ivan.
– Mon fils, tu as fait preuve de courage en affrontant une armée de fantômes, de droiture en prenant le parti de ton père contre ceux qui, à tort ou à raison, l’accusaient, de fermeté en luttant contre toute somnolence. Tu as mon épée, reçois ma bénédiction.
Il se pencha vers lui et murmura quatre vers. Mais Ivan ne bougeait toujours pas, ne réagissait toujours pas. Dormait-il ? Le spectre mit ses yeux dans les siens. Il veillait bien sur la tombe de son père et il se battait, fidèle à la parole donnée, contre le sommeil. Cependant, Ivan ne le voyait ni ne l’entendait. Ainsi en est-il, en général, des vivants avec les morts. Le trépassé éclata de rire et son rire devint le chant joyeux du coq accueillant l’aube.
Le jeune homme se leva. Son premier regard fut pour son épée. Il avait défendu la sépulture, elle était maintenant sienne. D’Aliocha, Sergueï avait hérité son domaine, Sériojka sa veulerie et Ivan sa shashka.
– Désormais, je vais te ranger dans ton fourreau. Tu étais le rêve d’un gosse, mais cette troisième nuit m’a rendu adulte. Tu seras la terreur de mes ennemis, Klad sera ton nom.
Klad étincela une dernière fois pour un adieu à l’enfant qui l’avait porté trois jours durant, puis il s’enfonça dans son étui, lame glaciale prête à bondir pour semer la mort.
Maintenant, le regard d’Ivan s’attardait sur le cimetière et, par-delà, sur les terres de son père, terres qui ne seraient jamais les siennes. Les regrettait-il ? Non. Il en connaissait, pourtant, tous les recoins. Le vent lui souffla de leur dire adieu. Il fredonna, mais d’où venait cet air ?
Quand le coq chantera, Cheval brun, cheval bai, Coursier sage et avisé, Sivka-Bourka paraîtra
Le sol trembla. Du lointain arriva au grand galop un cheval, tout de muscles et de puissance. Après la mort de Laszlo, Aliocha étant malade, il était reparti vagabonder chez lui, au cœur des steppes sauvages. Mais la ritournelle l’avait rappelé.
S’approchant d’Ivan, Sivka-Bourka se fit doux et amical. En réponse, celui-ci le flatta, le caressa. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Le destrier se laissa faire, ne montra aucune nervosité, aucune impatience. Il leur fallait prendre le temps de se sentir, de se découvrir, de se faire confiance. Cela dura une bonne heure. Dans le ciel, le soleil poursuivait sa route, il faisait désormais jour.
N’y tenant plus, le jeune homme grimpa sur sa monture, montant à cru. Le cheval se dressa alors sur ses deux pattes arrière et poussant un hennissement terrifiant, s’en fut à toute allure, emmenant son nouveau propriétaire, loin de ses frères, loin du domaine paternel.
[1] Victor Hugo, défendant l’héritage.