Ivan retourna au logis, l’aîné et le cadet, se sentant un peu coupables, l’interrogèrent. « Tout s’est-il bien passé ? – Mais oui ». Tout était dit. Ce jour-là, le garçon dormit peu. Compte tenu de sa veillée, il avait décidé de s’entraîner à manier son épée.
Il s’exerça du matin au soir. Il était trop jeune pour avoir reçu des cours d’escrime, mais il avait assisté aux formations de ses frères, sans doute plus assidûment qu’eux. Il joua donc le rôle du maître d’armes et celui de l’élève, n’hésitant pas à se poser des questions auxquelles il répondait avec une bonhommie un peu grondeuse.
– Ton épée est trop lourde. Il faut apprendre à vaincre son poids. Tu dois te muscler pour pouvoir la manipuler avec agilité.
Le jeune néophyte dut reconnaître que la veille, il arrivait à peine à la soulever – si les spectres avaient attaqué, il aurait été en difficulté – et promit de bien suivre les conseils et se former.
Les exercices se succédèrent. D’abord, il fit tournoyer la shashka autour de son poignet ainsi que d’autres le font avec un bâton. L’intérêt de ce maniement était d’assouplir cette articulation et de pouvoir utiliser sa lame aussi bien comme un grand poignard que comme un sabre. Il répéta inlassablement des mouvements de bases : déplacements en avant, en arrière, latéraux, glissades. Deux gestes eurent sa préférence. Le premier consistait à frapper le plus loin possible, jambe gauche en arrière, tendue, la droite fléchie, un bras projetant l’arme vers l’avant tandis que l’autre assurait l’équilibre, le second à virevolter sur lui-même, la shashka à la main, véritable derviche tourneur ou plutôt derviche faucheur, le transformant en une faux rotative.
Le soir arriva vite à s’amuser ainsi, mais il fit d’incontestables progrès dans le maniement du sabre cosaque ; les fleurs et les plantes du potager en témoignèrent. Maintenant, il pouvait retourner au cimetière, prêt à affronter les revenants.
Le ciel s’était alourdi, les ténèbres furent plus sombres, les étoiles ne parvenaient pas à percer et la lune elle-même n’était qu’un fantôme livide. Ivan reprit sa place et il se rendit compte de sa terrible erreur. Sa journée avait été épuisante et il avait à peine dormi. Tiendrait-il toute la nuit ? Il en vint à espérer que les démons interviennent au plus vite. À minuit, le hurlement du loup le fit sortir de sa torpeur. Il ne s’était pas assoupi, mais il n’en était pas loin, il serra sa shashka. Les morts revinrent à la vie et quittèrent à nouveau leur sépulture. Ils avaient décidé de changer de tactique. Puisqu’Ivan était le dernier obstacle à vaincre et que personne ne se risquait à l’affronter, il fallait chercher à le convaincre de leur livrer son père.
Les paysans vinrent en masse. Ils osaient enfin se plaindre. Ils ne craignaient plus leur maître ; dans la tombe, tous sont égaux. Ils se souvenaient surtout qu’Ivan était souvent chez eux, avait mangé leur pain, avalé leur soupe aux choux, joué avec leurs enfants.
– C’est un jeune homme droit qui nous rendra justice ! s’encourageaient-ils.
C’était surtout un gamin, et on les croit plus sensibles à la misère que les adultes. Aliocha avait repris sa place derrière Ivan et il les écoutait. Ces plaintes incessantes l’agaçaient. Il avait été inique ? Il avait frappé untel, fouetté tel autre, affamé tout le monde ? Et alors ? N’était-il pas leur barine ? Que seraient-ils sans lui ? Il ne doutait pas de la réaction d’Ivan, mais fut néanmoins surpris et amusé par la manière dont il répliqua aux moujiks. Pour toute réponse à leurs jérémiades, Ivan bâilla. Les paysans, outrés, poussèrent de grands cris puis se turent.
La deuxième série, les victimes de pillages, d’atrocités sans nom, malgré l’exhibition de leurs plaies, de leurs oreilles coupées, de leurs langues arrachées, de leurs mains brisées n’eurent pas plus de succès. Ivan les écouta à peine. On appelle cela les lois de la guerre et son père n’avait fait que s’y soumettre.
Soudain, Aliocha aperçut sa femme. Elle était toujours aussi belle, le temps n’avait pas eu prise sur elle de son vivant, la mort semblait également impuissante. Ses chairs bien embaumées avaient résisté à la déchéance du cercueil et seul le teint livide disait ce qu’elle était devenue. Avant de mourir, sa dernière pensée avait été pour elle. Lui avait-elle pardonné ? Il savait désormais ce qu’il en était : elle se tenait aux côtés de ses frères, de son père. Il éprouva une immense tristesse, mais l’inquiétude balaya cet abattement et il se demanda comment réagirait Ivan. Qui choisirait-il entre ses deux parents ? Écouterait-il sa mère ou prendrait-il sa défense ? Et, question dont il n’aurait malheureusement jamais la réponse, quel parti auraient adopté Sergueï et Sériojka ?
La foule fantomatique retint son souffle. Nastasia Philippovna était pâle. Point de haine en elle, elle ne réclamait que justice pour elle-même et les siens. Elle n’avait pas été une mauvaise mère, il avait été un bon fils. Plus que les autres, elle espérait le faire fléchir. Ivan, à sa vue, s’était levé et Aliocha douta pour la première fois de son sang.
– Ne te laisse pas amadouer ! Elle m’a trahi ! Elle ne t’a jamais aimé !
Il allait lui expliquer qu’elle n’était rien pour lui parce que jamais elle ne l’avait désiré, qu’il avait dû la violer pour qu’il vienne au monde et que, pour cela, elle avait toujours regardé son enfant avec horreur. Une bonne mère ? Elle était tout le contraire ! Mais avant qu’il ne parle pour plaider sa cause, son fils se leva, fit des moulinets avec son épée, chassant Nastasia Philippovna qui s’enfuit en pleurant. L’afflux brutal de sang dans ses veines fit un bien fou à Ivan qui n’en pouvait plus de rester ainsi, immobile et silencieux. Il soupira d’aise. Après un tel comportement, la messe était dite, les morts abandonnèrent la partie et retournèrent dans leur tombe. Le cimetière redevint désert. Un coq chanta.
Ivan rentra au logis, le cadet seul l’interrogea. « Tout s’est-il bien passé ? – Mais oui ». L’aîné, ayant en charge le domaine, croulait sous les responsabilités et n’avait plus de temps à rien, sinon pour se plaindre de ses lourdes obligations en buvant son thé bouillant.