Quelques heures plus tard, il était assis sur la tombe, sa grande épée entre ses jambes, bien emmitouflé dans un épais manteau de fourrure. La nuit était belle, le ciel dégagé, le cimetière dormait paisiblement. Le gamin avait sorti la lame de son fourreau. Grâce à la lune et aux milliers d’étoiles, il pouvait la contempler. Elle brillait, menaçante et pourtant si attirante. Ivan s’extasiait. Cette shashka était à lui ; c’était son héritage. À son âge, cette part était bien plus fascinante que l’immense domaine.
À minuit, un loup hurla. Le spectre de son père se leva et s’approcha de son fils. Il portait encore les riches habits avec lesquels il avait été enterré, ce qui, en ce lieu, semblait plus saugrenu qu’effrayant. Sous le clair de lune, son teint blafard paraissait presque naturel. Il observa attentivement, sans rien dire, l’enfant préposé à la garde de son âme. Il ressentait un profond désarroi, mêlé de dégoût et de colère. Ses aînés lui avaient fait défaut dès le premier soir et le plus jeune le contemplait déjà sans crainte ni affection. Était-il donc, en quelques heures, devenu un étranger pour les siens ? Il s’avança et regarda Ivan, les yeux dans les yeux. Il y lut une telle détermination qu’il jugea finalement que, si un seul des trois devait veiller, alors autant celui-là qu’un autre. Il allait l’interroger pour savoir où étaient ses frères et qui serait de garde le lendemain quand il perçut, venant de dessous la terre, des craquements, des grincements, des froissements, des crissements et des gémissements. Cela allait en s’amplifiant, le cimetière grouillait d’une vie souterraine. On prononçait son nom, on le maudissait.
– Ils sont là, dit-il et il se glissa prudemment derrière son fils.
Du ventre ouvert des tombeaux, sortirent des morts par dizaines. Les premiers, ceux qui, ayant le moins pâti, avaient plus de facilité, se dressèrent et avancèrent en nombre vers leur ennemi juré. Rien ne les distinguait des vivants, hormis leur face livide, leurs yeux fixes et remplis de haine, leur démarche lente et saccadée et un gémissement incessant, car tout effort leur coûtait. Aliocha les regarda, méprisant. Il avait reconnu ses paysans et ceux qu’il avait spoliés, ici-bas. Ils avaient été lâches durant leur existence, pourquoi ne le resteraient-ils pas, une fois morts ? Il ne douta pas que son fils, qui ne bronchait pas, qui ne marquait aucune peur, saurait les chasser. Soudain, il pâlit. D’autres venaient, qui avaient quitté la vie dans la douleur, qui avaient été mutilés et semblaient avoir continué à souffrir dans la tombe. Des membres, des bras, des jambes manquaient ou pendaient inutilisables. Ils arrivaient à peine à avancer et on sentait que chaque pas était un immense supplice, mais qu’une haine encore plus grande les poussait toujours plus avant. Certains étaient des soldats redoutables, des guerriers cruels qu’il avait défaits à des centaines de kilomètres de là, dans des déserts, des forêts, à qui il avait tranché mains, tête ou langue. Ils étaient tous présents comme si la mort avait aboli les distances. Les plus anciens n’étaient plus que squelettes que retenaient quelques lambeaux de chairs ou de peau. Depuis leur tombe ouverte, ceux qui, redevenus poussière, ne pouvaient plus en sortir hurlaient leur colère et encourageaient les autres. C’était une véritable armée de cadavres en fureur.
Aliocha, affolé, observa son fils, l’ultime rempart entre cette horde et lui. Ivan ne bronchait pas, il les attendait. Il était toujours immobile, mais son épée commença à danser au bout de son poignet étonnamment souple. D’abord un mouvement lent, lourd de menaces, puis plus vif. L’arme brilla d’un éclat avide, impatient !
Les cadavres hésitèrent soudain. La mort avait rongé les peaux, mangé les yeux, mais surtout dévoré les muscles. Ils doutèrent de leurs forces et l’enfant, malgré son jeune âge, semblait si vigoureux. Les premiers s’immobilisèrent.
– Pourquoi freinez-vous, nous sommes des centaines, nous n’en ferons qu’une bouche, criaient ceux qui suivaient.
Ils bousculèrent ceux qui s’étaient arrêtés, les piétinèrent, puis à leur tour se figèrent. Devant eux, Ivan n’avait pas bougé. Il patientait. Il était terrifiant en retenant ainsi sa shashka si avide d’en découdre.
Longtemps, la meute des morts hurla, vociféra, insulta, agita qui une fourche, qui un fer, qui un sabre, qui une lance, qui une hache, qui un simple caillou… Rien. L’autre ne tremblait pas, ne s’effarouchait pas. Il les attendait, impassible, se contentant de les observer de son regard sans émotion. Son épée, sentant qu’il n’y aurait pas de combat, avait fini par s’immobiliser, de mauvaise humeur, entre ses jambes, mais toujours prête à bondir.
Bientôt, les fantômes comprirent, à leur tour, qu’aucun d’entre eux n’aurait le courage de frapper le premier, le fils les terrorisait aujourd’hui comme, jadis, le père. Déçu par la couardise des autres, chacun rentra dans sa tombe. Le cimetière redevint désert. Un coq chanta.